Deuxièmement que je vous crois beaucoup plus facile à conduire que votre frère, qui tient des bas-Bourguignons pour l’entêtement. C’est un vice des paysans de tous les pays, mais surtout des paysans français. Il en est peu d’aussi malheureux, non par le genre de notre gouvernement, qui est fort bon, mais par les charges, et par les seigneurs, qui ont trop d’autorité. Dans un village, comme le vôtre, où il n’y a pas de seigneur visible, parce que c’est un corps, où l’on a des bois communaux, où les habitants s’assemblent pour des affaires d’intérêt commun, pour des nominations de syndics, de collecteurs, de pâtres, on est républicain comme un Genevois, entêté, fier, ou du moins patriarcal, comme votre père. Au lieu que dans les autres villages, où séjournent les seigneurs, on est bas, rampant, souple; mais sans énergie, sans capacité pour le bien. Tous ces villages policés ne valent pas le vôtre: on a beau y fêter les seigneurs, ils ont beau faire du bien, la manière dont ils le font, empêche qu’on ne les aime. Je m’applaudis de ce que vous n’êtes pas née dans ces derniers endroits; vous en avez l’âme plus noble, vous en êtes plus capable des grandes choses. À la vérité, vous auriez été Rosière: mais où cela vous aurait-il menée?… À propos des Rosières, c’est une épidémie depuis quelque temps. Je ne sais qu’en penser, et au fond de l’âme, j’ai senti que je désapprouvais ces. institutions, avant de pouvoir m’en rendre raison à moi-même. Ce n’est que cette répugnance machinale, qui m’a fait en chercher la cause. J’ai d’abord vu que la vertu de village est simple, naïve, sans prétention, et que le Rosiérat détruit ces trois qualités, pour y substituer une dangereuse émulation, l’envie, l’hypocrisie. J’ai ensuite vu que pour augmenter le mal, les seigneurs et les dames de paroisse venaient eux-mêmes donner le prix, en étalant leur magnificence aux yeux de simples paysans – ce qui fait tenir à ces bonnes gens, un propos que j’ai entendu: «Mais qu’avons-nous donc fait à Dieu, nous qui sortons d’Adam, comme ces gens-là, pour être pauvres, impuissants, méprisés, tandis…» J’ai ensuite observé, que des endroits voisins d’un rosiéra, il se faisait une émigration nombreuse de laquais, de femmes de chambre, de cuisinières, qui venaient en foule à Pans, éblouis par la magnificence du seigneur et de la dame; que plusieurs de ces filles devenaient des catins, etc. J’en ai conclu, que si on institue des Rosières, il faut éviter de mettre de l’ostentation dans la cérémonie; que ni les seigneurs ni les dames ne doivent y donner de l’éclat; la vertu de village est une violette, que fane l’air de la ville, ou la présence de: ceux qui l’ont, l’or, les diamants l’éclipsent, au lieu de la faire briller… Mais je sors ici de mon sujet. Revenons-y, et je termine.
Il est nuisible pour nos intérêts bien entendus, surtout pour ceux d’Edmond, que vous soyez femme de théâtre: il faut éviter toute espèce d’avilissement, ou ce qui est tel aux yeux du monde. Si vous avez des galanteries, il faut qu’elles aient un air philosophique, et qu’au lieu de vous avilir, elles vous élèvent au contraire par-dessus tout ce qu’on nomme décence bourgeoise. Il faut être libre, et si vous sacrifiez jamais votre liberté, il faut que le personnage soit si grand, qu’il y ait de l’honneur à dépendre de lui. Il faut compenser par des vertus réelles tout ce que le vulgaire appelle vice; il ne faut ni étourderies, ni folies, ni rien qui puisse faire dire au peuple: ces filles-là dépensent comme elles gagnent. Une jeune et jolie personne de ma connaissance avait reçu d’un magistrat son amant les fleurs les plus rares: il lui prit fantaisie, après qu’elles furent arrangées dans la corbeille de son parterre, de les fouler aux pieds, en dansant dessus. Ce trait la fit traiter de G… par son coiffeur, et par tout le village.
Adieu, belle Ursule. Vous voyez que je ne suis pas un si mauvais moraliste. Consultez-moi donc avec confiance, et soyez sûre, que je ne vous répondrai pas comme à tout le, monde mais conformément à ce qui vous sera utile, suivant les circonstances.
Lettre 108. Mme Canon, à Mme Parangon.
[Bon cœur de femme, sous une rude enveloppe!].
28 avril.
De bien mauvaises nouvelles à vous apprendre, ma chère nièce! J’entends dire d’étranges choses d’Ursule et de son frère! Ils vivent tous deux, ou tous trois, car le marquis est avec eux, dans une jolie maison, à ce faubourg Saint-Honoré. Je ne sais ce que tout ça veut dire; et la manière dont URSULE m’a quittée; et son frère qui la cherchait pour la frime, et qui l’a trouvée quand il a voulu! je m’y perds! Cet Edmond va devenir un vaurien, et je ne sais quoi me tient que je ne l’écrive à ses parents, qui sont de bonnes gens, et craignant Dieu. Je vois que cette petite URSULE va donner dans le travers; ça est joli; ça aura des hommes qui lui en conteront, la tête tournera à ça; et puis la tête emportera le cul, comme dit le proverbe. Jamais de ma vie! Si ça avait affaire à moi!… Je vous, en avertis, ma nièce, vu que vous avez quelque crédit sur l’esprit de ces gens-là; et vous l’avez acheté assez chers Dieu merci! afin que vous leur fassiez des remontrances un peu vertes. Et marquez-leur tout ce que je vous écris, si vous voulez! je ne les crains pas! je n’ai jamais craint les vauriens. Merci de ma vie! je voudrais qu’ils me vinssent parler! je les ferais rentrer cent pieds sous terre. Ah dame, c’est qu’on est bien forte, quand on a le bon droit de son, côté, et que des mal-vivants viennent vous reprocher ce que vous avez dit d’eux! moi je tiendrais tête à une armée de méchants, et si je ne suis qu’une vieille femme!
Tenez, ma nièce, Ursule, a toujours été coquette; j’ai vu ça dès le premier jour. Voyez à mettre fin à la conduite de cette petite fille-là: car je m’y intéresse malgré moi; et à présent que ma colère vient de s’évaporer sur ce papier, tenez, les larmes me viennent aux yeux, et si vous savez bien que je ne suis pas pleureuse. – Mais avoir vu cette petite fille si aimable, si douce, si portée au bien, et la voir aujourd’hui là quasi perdue, avec une figure si angélique, c’est un crève-cœur pour moi! je voudrais ne l’avoir jamais connue!… Oui, si elle était là, je la souffletterais, oui, oui, je la souffletterais! m’avoir quittée, pour aller avec qui?… Est-ce là la place d’une honnête fille?… Je ne vous en dis pas davantage; mais cette petite drôlesse-là nous met la mort au cœur, à moi, et à cette pauvre Fanchette, qui la pleure tous les jours. Hom! si je tenais votre Gaudet!… Adieu; car revoilà mes larmes.
Lettre 109. Mme Parangon, à Ursule.
[La bonne dame lui écrit, d’après la précédente, pour tâcher de la toucher: mais il n’était déjà plus temps!].
Ier mai.
Ton long silence avec moi, ma très chère bonne amie, me donne les plus vives inquiétudes, surtout sachant que tu n’es plus avec ma tante Canon, et que tu vis, je crois, avec ton frère. Ma chère fille, c’est un jeune homme, qui doit nécessairement mener une vie très dissipée; je ne sais si tu as bien fait de t’abandonner à sa discrétion; au reste, j’attendrai, pour porter un jugement, que tu veuilles bien m’instruire toi-même: je l’espère de l’amitié qui nous unit, et de la certitude où tu es que je ne veux que ton bonheur. Mon amitié, chère Ursule, est à toute épreuve: veuille le Ciel que tu n’aies pas besoin que je t’en convainque, et que des circonstances fâcheuses ne me mettent jamais dans le cas de t’en montrer toute la force et toute la vérité! je ne connais rien, quand j’aime, qui puisse me détacher de mes amis; ils seraient coupables, au pied de l’échafaud, que malgré ma timidité naturelle, je m’élancerais vers eux, je les reconnaîtrais, je les arroserais de mes larmes; je plaindrais leurs erreurs; je détesterais leurs crimes, mais j’aimerais encore leurs personnes. Je leur dirais: 0 mes chers amis! que le vice a dupés, égarés, perdus! mes chers amis reconnaissez du moins qu’il est votre ennemi, et que la vertu vous eût rendus, sinon heureux, du moins tranquilles; haïssez le vice en ce moment suprême, et revenez à la vertu: que je reçoive vos derniers sentiments, dignes de notre ancienne amitié!… Je les embrasserais; j’essuierais leurs larmes, s’ils en répandaient; et si la source en était tarie par la douleur, ou par la dureté, je porterai dans leur âme un rayon de consolation, ou un mouvement de tendresse, pour les faire couler… Quelles tristes images je te présente là, ma chère URSULE! mais elles me poursuivent depuis quelque temps. J’ai des songes affreux, et sans y croire, je sens que du moins ils marquent l’excès d’agitation où sont mes esprits.