Lettre 21. Fanchon, à Ursule.
[Ma femme lui parle de notre sœur Brigitte, et d’un bruit fâcheux au sujet d’Edmond.].
28 avril.
Si j’ai si longtemps différé à vous répondre, très chère sœur, ce n’est ni par indifférence, ni que je me sois mal portée: au contraire, ma santé ne fût meilleure en aucun temps. Mais c’est que j’attendais que mon mari eût des nouvelles de son frère. Et justement il en a eu ces jours ici, ainsi que des vôtres, très chère sœur, car le cher frère Edmond nous a transcrit votre lettre: ce qui me fait croire qu’il pourrait y avoir quelque petit retentum, comme dit notre père, de sa, part, ou de la vôtre. Quoi qu’il en soit, ma chère Ursule, j’attendrai là-dessus ce qu’il vous plaira de me marquer; et quant à moi, je vais vous dire les nouvelles d’ici: car bien qu’elles ne soient pas aussi brillantes que celles que vous me donnez, si est-ce pourtant qu’elles ne laisseront pas de vous intéresser, par la bonté que vous avez de bien interpréter ce que j’écris, et aussi par les choses en elles-mêmes: c’est qu’il s’agit de notre sœur Brigitte, qui est recherchée en mariage par un bon et honnête garçon, J. Marsigni, que vous connaissez. Mais je vous avouerai, ma chère sœur, que malgré la mode du pays, qui n’est pas galante, je n’ai jamais vu de pareilles amours; et votre frère aîné en rit quelquefois lui-même. Brigitte est bonne, simple, n’entendant finesse à rien, prenant tout à la lettre. Marsigni est de même; ils ne sont pas plus faiseurs de compliments ni de caresses l’un que l’autre, pourtant ils ont envie de se plaire, mais je m’imagine que c’est d’après ce qu’ils veulent être l’un envers l’autre par la suite: Marsigni ne recherche pas Brigitte parce qu’elle est assez gentille, mais parce que c’est une bonne ménagère; et il plaît à sa maîtresse, parce qu’il est infatigable au travail, sobre et presque avare. D’après cela, quand le garçon vient ici faire l’amour, il commence à se mettre en veste, ou en chemise, et travaille comme quatre à nous aider: l’autre jour, en moins de deux heures, il nettoya le toit aux moutons, où il y avait bien trente voitures d’engrais, et en quittant, il refusa un verre de vin, que notre bonne mère lui portait. Pendant ce temps-là, Brigitte, qui travaille toujours assez, se tuait à tout ranger; car pour donner dans la vue de son amoureux, elle ne veut pas des ouvrages tranquilles; elle fait les plus lourds des servantes ou des filles de journée; et quand l’amoureux et la maîtresse n’en peuvent plus, ils se regardent un peu en dessous, pour voir celui qui est le plus las; sans doute parce que c’est celui-là qui est le plus agréable. Voilà comme se passent toutes les visites de J. Marsigni; à sa maîtresse, pas un mot; mais à mes sœurs et à moi, c’est toujours quelques politesses à sa manière; il nous ôte tout des mains, pour nous empêcher de le porter, et nous repousse si fort, que l’autre jour Christine manqua d’en tomber, en nous disant: «Ôtez-vous de là! vous n’auriez pas seulement la force de porter une paille: voyez, moi!» Quant à sa maîtresse, il la verrait plier sous le faix qu’il n’y mettrait pas la main, et il nous dit d’un air de vanterie: «C’est que ça fait une fille vertueuse, celle-là! et non pas vous autres, qui n’êtes que des mauviettes! Notre cher père rit de le voir, mais à part; car devant nous, il tient son sérieux, ne voulant pas qu’un homme qu’il se propose de donner pour seigneur et maître à sa fille aînée, soit envisagé de ses autres enfants sous un jour qui le leur rende moins respectable. Voilà toutes nos nouvelles d’ici, chère sœur.
Quant à ce qui est du cher frère Edmond, il paraît se bien plaire à la ville de mieux en mieux; mais il parle de Mlle Edmée à son frère aîné d’une manière qui nous donne bien à penser! Ce n’est pas qu’il me soit avis qu’il y ait rien à craindre de ce côté-là, car voici une occasion, je crois, qui va montrer qu’il n’y a point de mal sans un bien: c’est que cette grande attache qu’il a pour Mme Parangon nous répond que rien ne le fera écarter des vues qu’a sur lui cette excellente dame. Je ne sais pourtant ce qu’a chanté un jeune Gautherin de N**, qui est clerc de procureur à Au**, lequel est venu voir son père la semaine passée; il a comme parlé d’une histoire d’Edmond, avec une demoiselle, voisine de M. Parangon, qui passe pour une grande coquette; il a dit que votre frère en était bien venu, ainsi que de la mère, ou belle-mère, et qu’on en parlait un peu dans la ville, disant qu’il était bientôt consolé de sa femme. Mais vous verrez que tout ça n’est que des bruits sans fondement; et puis d’ailleurs, Gautherin n’a pas dit qu’Edmond fasse du mal avec cette demoiselle. Autre chose n’ai à vous mander, très chère sœur; car pour quant à ce qui est des choses que vous me marquez dans votre lettre, je sens que je n’ai pas assez vu le monde, pour vous donner mes conseils, et je me renferme, dans ce que j’ai entendu dire l’un de ces jours à mon mari, au sujet de ce que Gautherin avait dit de son frère: «Les gens d’ici qui veulent juger de la ville, d’après ce qu’ils voient dans notre village, sont de pauvres aveugles qui parlent des couleurs, ou des sourds qui veulent juger des sons; les choses ne se font pas tout à fait là comme ici; et puis d’ailleurs, mon frère est bon et sage; il sait ce qu’il faut faire et ne faire pas. Par ainsi, moi, qui le connais mieux que ces gens-là, je me tiens coi, attendant pour juger que je me sois informé à mon frère lui-même.» Quant à ce que vous marquez dans votre lettre à Edmond qui nous est venue de son écriture, je l’ai trouvée bien jolie, et spirituellement faite, et je voudrais pouvoir écrire comme ça.
Je vous quitte en ce moment, ma très chère Ursule, pour mon fils que voilà qui s’éveille, et je ne fermerai ma lettre qu’après lui avoir donné ce qu’il demande…
Il est joli comme tout, chère petite sœur; et vous le croirez, quand vous saurez que c’est bien plus le portrait de son oncle que de son père: ce qui vient, je crois, de ce qui s’est passé au sujet d’Edmond, pendant que l’enfant était dans mon sein; car j’avais toujours Edmond devant les yeux du corps ou de l’esprit pendant sa maladie. Or vous savez bien qu’Edmond et vous, vous vous ressemblez; et par tout cela, vous voyez que mon fils est très joli. Adieu, chère bonne amie sœur. Quand donc vous verrai-je?
Lettre 22. Ursule, à Fanchon.
[La voilà qui s’émancipe à recevoir des lettres de ses amoureux, et à y répondre.].
23 mai.
Nous avons eu ici bien de l’inquiétude ces jours-ci, ma chère sœur! Mme Parangon s’enfermait seule, et nous ne la revoyions jamais que les yeux rougis de larmes: Mlle Fanchette et moi nous ne savions qu’en penser; mais enfin elle est plus calme. Je croyais pouvoir découvrir la cause de ce chagrin si vif; mais cela ne m’a pas été possible, et il faut renoncer à te donner des lumières là-dessus pour ne te parler que de moi.
D’abord, je te dirai que la copie de ma lettre à notre frère Edmond n’était pas tronquée, comme tu le crois; je me tiens sur la réserve avec les hommes, comme je te l’ai déjà marqué; je ne parle qu’en général, et je te réserve le particulier. Le marquis, dont je t’ai déjà parlé, m’a écrit deux nouvelles lettres que j’ai un peu imprudemment reçues; car je présume qu’il s’est aperçu que je les voulais garder. La première est sur un ton assez cavalier; la seconde est sur une tout autre note. Entre nous, si j’allais devenir marquise, ce serait une fortune bien au-dessus de nos espérances! Mais il ne me plaît pas, voilà le mal, et le conseiller me plaît davantage. Je crois pourtant que cela ne pourra nuire à mes affaires que le conseiller sache qu’un marquis m’a fait des propositions de mariage; et c’est pour cela que j’ai mieux reçu ce galant que les autres. Voici la première de ces deux nouvelles lettres: