Le lendemain, j’ai été dès le matin à la chambre de votre sœur, de peur qu’elle ne me prévînt, en se présentant à ma tante. Je l’ai trouvée habillée, et à genoux. «Enfin, je renais, m’a-t-elle dit, dans cette chère maison: mais je ne suis plus digne que d’y être la servante de tout le monde. – J’y consens, pourvu que tout le monde y soit aussi la vôtre. Il faut que je salue Mme Canon; je l’ai entendue; elle est levée, et j’allais passer chez elle quand vous êtes entrée. Je l’ai craint: je ne veux pas que vous la voyiez sans moi, je vais m’habiller, et nous la verrons ensemble.» Tandis que je parlais, ma tante, qui venait d’apprendre mon arrivée, est entrée dans ma chambre, et ma sœur est venue m’avertir qu’elle m’y cherchait. J’y ai couru. Mais je ne l’y ai plus trouvée. Je me suis mise à m’habiller très à la hâte, à l’aide de Fanchette et de l’ancienne femme de chambre d’Ursule, que sa maîtresse m’avait envoyée. Mais pendant ce temps-là, ma tante qui avait entendu ma voix, a été dans la chambre d’Ursule, qu’elle a retrouvée à genoux. Elle l’a regardée, sans parler, ne la connaissant pas: puis s’avançant et lui voyant à demi le visage, elle a poussé un cri de frayeur, qui a fait lever Ursule, pour venir à elle. «Qui est-ce, qui est-ce? disait ma tante. – C’est la malheureuse Ursule, madame, qui vous demande le pardon, et des prières.» Ce dernier mot a confirmé ma pauvre tante dans sa première idée; elle s’est mise à genoux, et a récité tout ce qui lui est venu à l’esprit, en disant à Ursule qu’elle lui ferait dire des messes. Votre sœur, qui enfin a compris son erreur, et qu’elle l’avait effrayée, est aussitôt venue me chercher, afin que je la rassurasse. Mais ma présence même ne la persuadait pas. Elle croyait Ursule morte, et que c’était son ombre. Nous l’avons remise au lit avec la fièvre. Vous imaginez que je me suis bien repentie de ne l’avoir pas été d’abord prévenir: mais je ne m’attendais pas à ce qui est arrivé. Ursule était au désespoir de cet accident, que le grand âge de ma tante pouvait rendre dangereux: mais nous sommes parvenues dans la journée à la calmer, et le soir même, elle a voulu parler à Ursule, qu’elle à grondée comme une mère gronde sa fille. Nous avons pris jour au lendemain, pour lui faire le récit de tout ce qu’a souffert l’infortunée. À ce récit, que nous n’avons fait que lire, parce qu’Ursule l’avait écrit de sa main, et l’avait conservé, ma bonne tante tantôt fondait en larmes, et tantôt se mettait dans une vive colère contre Ursule, de ce qu’elle n’avait pas eu recours à elle. Moi-même, je n’ai pu, sans frémir, entendre… de si horribles choses, et Fanchette s’est trouvée mal. Vous verrez ce récit: cela passe toute imagination. Je ne crains qu’une chose, c’est que venant à faire une impression trop vive sur vos père et mère, il ne leur soit funeste.
J’ai ensuite dit à ma tante que l’air de ce pays n’était pas bon pour Ursule, à laquelle il rappelait trop vivement ses malheurs, et que je partirais dès le lendemain; mais que je lui laissais Fanchette. J’ai appris alors à Ursule que j’étais veuve, et que le deuil qu’elle voyait était celui de mon mari; que nous vivrions absolument ensemble chez moi, comme deux sœurs; que je la regarderais comme étant la mienne: et j’ai ajouté avec un sentiment cruel, et doux dans un autre sens, que c’était à plus d’un titre.
Le lendemain, je suis sortie avec ma sœur Fanchette, pour quelques achats que j’avais à faire; et je vous avouerai que je vis Edmond. M’a-t-il aperçue? c’est ce que j’ignore. Cela me fit penser, à mon retour, à lui écrire deux mots, pour lui annoncer que j’emmenais Ursule, et qu’il ne la cherchât plus où elle avait été. J’eus soins de ne lui faire tenir cette lettre qu’à l’instant de mon départ, et après m’être bien assurée de sa demeure, qui est rue Galande, près la place Maubert, chez un pâtissier, au quatrième: je vous la donne, pour que vous en fassiez usage, si vous le jugez à propos. Il me parut assez proprement vêtu; mais pâle, l’air inquiet et triste, marchant par bonds, et jetant souvent les yeux de côté et d’autre, comme un homme qui cherche quelqu’un. Sa vue m’a fait tressaillir, et je l’aurais peut-être appelé, si j’en avais eu la force. Mais il est disparu, à l’instant où j’en formais la résolution. Depuis j’en ai changé.
Ursule se trouve mieux ici qu’à Paris. Elle a sa femme de chambre avec elle, et je veux qu’elle la garde; cette pauvre fille avait un vilain nom; Ursule le lui a changé, après l’avoir retrouvée: c’est une Frémi, d’une assez bonne famille d’Au**, c’est une bonne fille; elle aime bien sa maîtresse. Pour moi, je ne saurais vous dire combien je remercie Dieu de me l’avoir rendue: tout ce que je possède est à nous deux. Je suis très fâchée de ne pas avoir eu des nouvelles de son fils, avant de quitter Paris; mais j’ai prié ma sœur et ma tante de s’en procurer, soit par le moyen d’Edmond, soit directement par le marquis. Votre sœur n’est connue ici de personne, que du conseiller; encore ignore-t-il absolument tous les tristes détails. Sa femme est attaquée de la poitrine, et traîne en langueur. La santé n’est pas toujours où elle devrait être; souvent elle accompagne ceux que la douleur aurait dû moissonner! Au plaisir de vous voir, ou ici, ou chez vous, ma chère Fanchon, suivant la santé d’Ursule, qui est fort dérangée.
P.-S. – Je viens de perdre ma chère tante Canon; j’en reçois la nouvelle à l’instant: Ursule s’accuse de sa mort!… C’est à ce coup que je n’ai plus de mère!
Lettre 152. Edmée, à Fanchon.
[Elle nous parle en bien d’Ursule, demandant qu’elle tienne son enfant, et nous fait le tableau du bonheur de leur double ménage.].
12 mai.
Ma très chère sœur,
Je vous écris pour vous dire que la chère sœur Ursule, qui est arrivée ici avec Mme Parangon, comme vous le savez, me refuse de tenir l’enfant que je porte, et qui, s’il plaît à Dieu, et s’il est un garçon, portera le nom du cher frère absent, dont il y avait si longtemps que nous n’avions eu aucune nouvelle, personne ne nous en voulant donner. Vous savez pourtant que mon mari aime bien son frère Edmond: et quant à moi, je n’oublierai jamais que je lui dois le contentement que j’ai, d’avoir un bon mari, doux et honnête homme, et un bon beau-frère; si bien que ma sœur et moi nous lui sommes redevables de tout ce que nous avons de bonheur. C’est par cette raison, et par rapport à elle-même, que je voudrais que la chère sœur Ursule tienne l’enfant que je vais mettre au monde, et qu’elle lui impose le nom du cher frère avec qui elle a été depuis si longtemps. Je ne sais pas ce qu’elle m’a été dire, qu’il lui fallait pour cela le commandement de nos chers père et mère, attendu qu’elle se croyait par elle-même indigne de nommer un de leurs petits-enfants. Je lui ai dit là-dessus que frères et sœurs étaient tous dignes les uns des autres. Et elle m’a répondu que cela n’était pas toujours vrai. Je vous écris donc, très chère sœur, et par l’amitié que je vous porte, et parce que vous êtes la femme de l’aîné, pour que vous ayez la bonté d’avoir le commandement de nos père et mère, au sujet de ma demande.
Je vous dirai que la chère sœur vit dans une grande réserve et modestie, ne sortant qu’avec Mme Parangon, et vêtue comme elle d’un deuil simple: elle n’est pas d’une bonne santé pour le présent, paraissant languissante, et cependant elle a quelque chose de joyeux dans les traits du visage; comme se trouvant où elle se désire, qui est d’être avec Mme Parangon, car c’est une excellente dame, estimée ici de tout le monde. Mon mari et le frère Georget vont la voir de deux soirs l’un, et ma sœur et moi l’autre soir; et son entretien n’est qu’édification: ce qui montre bien la fausseté de certains bruits sourds qui avaient couru ici. Elle va, autant qu’elle le peut, à l’Hôtel-Dieu, servir les pauvres, et je pense qu’elle aurait comme envie de se faire hospitalière. Je ne la trouve plus si changée de ce qu’elle était que les premiers jours; car à peine ai-je pu la reconnaître, à la première fois: mais vous savez que je l’ai vue la moins de toutes nos sœurs. Mme Parangon m’a dit qu’elle contait de vous la mener, lorsqu’elle serait plus forte, et que je serai relevée; espérant que je pourrai les accompagner; ce qui est tout mon désir. Quant au très cher Edmond, notre sœur ne nous en parle qu’avec la plus grande réserve, disant qu’il est dans une grande ville bien dangereuse! et qu’elle nous recommande de ne pas l’oublier dans nos prières. Ce qui nous fait bien raisonner tous quatre, quand nous sommes réunis les soirs. Car nous n’avons que ces moments-là. Nos maris sont laborieux, et ne perdent pas un instant: aussi les petites affaires vont-elles assez bien. Notre bon père vit heureux dans sa grande vieillesse, et nous sommes contents autant qu’on peut l’être, n’ayant rien à désirer pour le bonheur que de voir nos chers enfants grandir et prospérer. Je ne vous le cache pas, chère sœur, et j’en remercie Dieu, qui fait tout pour le mieux, combien ne suis-je pas plus heureuse, avec mon cher mari, que si j’avais épousé celui qui a plus de mérite (comme notre Bertrand le dit lui-même); mais qui est trop destiné aux grandes choses, pour rendre heureuse sa ménagère. J’en embrasse quelquefois mon mari les larmes aux yeux, en le remerciant de m’être venu demander. Et si Catherine se trouve là, il faut la voir se donner le mérite de tout, et s’applaudir toute seule; mais si bonnement, qu’on ne saurait s’empêcher de l’en aimer mieux. C’est une bonne sœur, et plutôt mère que sœur à mon endroit. Que Dieu la bénisse! Pour notre Georget, il ne songe qu’au travail; à peine nous parlerait-il de lui-même: mais il n’est pas maussade, et répond bonnement quand on lui parle. Je ne sais pas si la chère Ursule et le très cher Edmond ont trouvé plus de bonheur que nous, tout partout où ils ont été dans le grand monde, et les grandes compagnies: mais ce que je sais, c’est que tous ceux qui nous connaissent nous trouvent heureux. Je me plais à vous écrire ces choses-là, très chère sœur, sachant combien vous nous aimez, et combien elles vous plairont, et combien elles plairont à nos chers père et mère que nous respectons et honorons comme l’image du Bon Dieu à notre égard, nos deux maris, ma sœur et moi. Car jamais on ne prononce le nom de mon père ou de ma mère R**, chez nous, que le frère Georget ne se découvre avec respect, et que mon Bertrand ne dise: «Dieu les bénisse.» Et ma sœur imite son mari, et fait une révérence: quant à moi, j’imite le mien, et je dis: «Dieu nous les conserve.» Et c’en est de même de notre père Servigné. Et il faut l’entendre lui, quand on nomme son frère et sa sœur de S**, comme il les appelle; il marque sa joie à sa manière, et tout en disant: «Dieu les bénisse» comme mon mari, il se fait verser un verre de vin, et les salue tous deux comme s’ils étaient présents, disant: «Et que ne puis-je les saluer là! Oh! le bon homme! oh! la bonne femme, que m’a fait connaître Edmond! Car c’est à lui que je dois leur connaissance, et mes deux gendres, qui sont tels, grâces à Dieu! qu’en me les faisant faire exprès, je n’aurais pas si bien fait. Mais ils ont de qui tenir. On ne saurait être que bon, sortant de si bons père et mère.» Et la première fois qu’il dit ça, Georget se prit à pleurer de joie, en lui disant: «Et vous aussi donc, ainsi que votre femme, vous êtes bons, puisque vous nous avez donné de si bonnes femmes!» Ce qui fit tressaillir mon père.