(Lacune de deux lignes environ.).
Ce serait le meilleur et le plus sûr moyen de remplir toutes mes vues. Après cela, je voudrais que le marquis, devenu veuf, et sans enfant, épousât Ursule, pour légitimer un fils unique: c’était mon premier but, en suggérant au marquis de l’enlever, en dirigeant comme je l’ai fait, toute la conduite qu’il a tenue avec elle.
Voilà de vastes projets! J’ai résolu de les remplir par tous les moyens; en un mot, de voir tout ce que l’on peut faire en bravant tout, et quel est le terme où l’on est arrêté. Seconde-moi: je ne suis pas fâché que tes petites passions de femme viennent à mon secours; elles en font quelquefois davantage que toute l’adresse et toute la résolution d’un homme. Tu as raison de croire qu’Ursule serait fière dans la fortune, et de craindre qu’après avoir commencé comme toi elle ne finît par monter, à raison de son accident, jusqu’à un marquis; tandis que par le tien, on ne t’a pas jugée digne d’un petit paysan. Considère néanmoins, pour t’adoucir, que sans ce petit malheur, tu ne serais pas adorée d’un homme qui vaut un peu mieux que tous les rustres de S** et d’Au**; songe que tu es associée à mes desseins, et que si la fortune les seconde, tu marcheras dans peu au moins l’égale de la belle Ursule. C’est le but où je tends pour toi.
Lettre 72. Réponse.
[On voit ici, pourquoi Ursule a laissé emporter son fils à la mère du marquis de***.].
10 septembre.
Sans que tu paraisses, tout va le mieux du monde. On vient de persuader à Ursule que son fils est mort. Ç’a été un coup de partie, que la comtesse l’ait pris il y a trois semaines, et que tu aies fait en sorte qu’Ursule ne s’y refusât pas, sous prétexte que cet enfant serait plus aimé des parents de son père, s’ils l’élevaient eux-mêmes! Il faut avouer que la conduite d’Ursule me donne du mépris pour mon sexe. Cette fille si raisonnable, si ambitieuse, qui voulait le marquis, pour avoir son rang; qui aimait son fils; qui croyait que son mariage serait utile à son frère; qui sait de quelle joie et de quelle gloire elle aurait comblé son orgueilleuse famille (car les R** sont orgueilleux au-delà de l’imagination); la voilà qui sacrifie tout, parce qu’on a fait trouver sous ses yeux un joli polisson! Car elle n’a laissé emporter son fils qu’à cause de Lagouache qu’elle aime. La comtesse l’a fait disparaître en un clin d’œil, tandis qu’elle amusait Ursule, qui ne cédait cependant qu’à regret: «Allez, allez donc!» a dit la comtesse par deux fois à sa femme de chambre. Je te passerai désormais tout ce que tu diras des femmes; elles le méritent; en voilà une, des mieux en sentiments, qui sacrifie son père, sa mère, son fils, son frère, sa fortune, son honneur, un rang au-dessus de ce qu’elle pouvait jamais prétendre, à qui? à un inconnu, sans mérite, vil, bas, qui n’a pour lui qu’une jolie et plate figure; car il a les yeux et le menton bêtes… Je me repens de t’avoir secondé; car je doute que sans moi, tu eusses réussi, toute subjuguée, qu’est Ursule: l’ambition parle quelquefois bien haut!… Il est vrai que le dernier coup frappé (je veux dire cette mort du fils) lui enlève absolument toute espérance de marquisat, et que nous la tenons; mais il fallait ce coup-là, et tu m’en dois l’invention: c’est moi qui ai tout fait. Nous verrons ta reconnaissance.
P.-S. – Un autre avantage; c’est que la belle dame part ces jours-ci: ne serait-ce pas, le moment d’écrire à Ursule cette lettre dont tu m’as parlé, sur la pudeur? Les parties de spectacles que nous faisons faire, Edmond et moi, ont déjà préparé tout ce que tu diras là-dessus, particulièrement les comédies du grandissime Molière, qui sont bien les plus impudentes qu’on puisse voir, après celle de Nicolet; l’École des Maris, George Dandin, École des Femmes montrent à notre sexe l’effronterie récompensée. Je ne dis rien des Folies amoureuses, et de ce tas de pièces des Comédiens-Auteurs: celles de Plaute (que je lis depuis huit jours), tant, accusées d’obscénité, sont bien moins indécentes!
Lettre 73. Gaudet, à Ursule.
[Il combat la pudeur, la chasteté, toutes les vertus.].
15 septembre.
Dans le trouble et la perplexité où vous êtes, charmante Ursule, prête à prendre un parti définitif, je pense que peut-être vous pourriez vous trouver arrêtée par des considérations qui, s’opposant à vos goûts, ne feraient que vous tourmenter, sans vous empêcher de les satisfaire enfin. Mais quelle satisfaction que celle empoisonnée par le remords!… Je me crois donc obligé, à tout événement, de vous aplanir les difficultés, et en véritable ami, de vous ôter les épines qui entourent la rose du plaisir, en quelque endroit qu’elle croisse. Si vous devenez marquise, mes leçons vous serviront, pour vous venger des immanquables infidélités de votre mari: si vous ne l’êtes pas, et que vos intentions vous portent, soit à mener une vie libre, soit à vous choisir un beau jeune homme pour mari, ce que je me propose de vous dire dans cette, lettre vous tranquillisera, en vous mettant d’accord avec vous-même; ce qui de tous les avantages est le plus précieux.
La question que je vais examiner dans cette lettre est ce qu’on doit aux convenances, et même à ce qu’on nomme la pudeur, dans votre sexe.
Rien de si futile, dans le vrai, que la convenance, si importante aux yeux des sots. Définissons-la: on nomme convenance tout ce qui donne à nos actions un vernis qui les rend agréables aux autres, et fait qu’elles ne choquent en rien leurs idées, leurs préjugés, l’usage, etc. Ainsi votre mariage avec le marquis est très convenable pour vos parents et pour vos amis, qui ne voient dans cette alliance que les avantages qu’ils tireront de votre illustration: soyez heureuse ou malheureuse, c’est ce qui leur importe peu; cela n’influe en rien sur la convenance de ce mariage à leurs yeux. Pour la famille du marquis, le même mariage n’est pas dans la convenance; au contraire! Et si on venait à le contracter, ce ne serait qu’à raison de la convenance de l’enfant; mais s’il n’existait plus, toute convenance cesserait aux yeux de cette famille, et il n’y faudrait plus songer.
Après l’espoir que vous avez eu d’être marquise, toute autre alliance paraîtra hors de convenance à vos parents: et si par exemple, vous aimiez un beau jeune homme, peu fortuné, il est certain qu’ils s’opposeraient de tout leur pouvoir au dessein que vous formeriez de l’épouser; vous essuieriez à cet égard tant de tracasseries, que le plus sûr pour votre repos serait d’y renoncer. J’abandonne donc ici également les deux hypothèses de votre mariage avec le marquis, et avec un jeune amant, que vous prendriez sans fortune par inclination. Un pareil mari, à qui sa femme a fait un sort, pour l’ordinaire, est un dissipateur, qui la réduit bientôt à la misère: ce qui a sa cause non seulement dans le moral, mais dans le physique même; un homme regardant comme mal méritée la fortune, et comme mal acquis le bien qu’il tient de sa femme.
Mais j’ai une autre hypothèse favorite. C’est celle que vous resterez libre, comme vous avez commence; que vous vivrez heureuse, et faisant des heureux, qui vous paieront leurs plaisirs, en satisfaisant tous vos caprices. Le sort d’une souveraine est moins agréable que celui d’une pareille femme; elle est souveraine elle-même, et avec votre beauté, elle peut aller… à tout. En admettant cette hypothèse, que je désire qui soit la vôtre, tant pour votre avantage que pour celui de votre frère, il faut vous mettre à l’abri des préjugés de cette éducation mesquine si fatale à Edmond jusqu’à ce jour, et qui m’a donné tant de peine! De toutes les chimères de vertus auxquelles vous m’avez paru le plus attachée, jusqu’à ce jour, les deux principales ont été la pudeur et la pudicité. Ce sont aussi ces deux fantômes que je veux chasser, et bannir si loin de vous, qu’ils ne reviennent, jamais.