Lettre 82. Ursule, à Lagouache.
[Elle lui annonce qu’il n’est pas accepté de nos parents, et, qu’il peut l’enlever.].
12 décembre.
Le refus de mes parents est absolu, mon cher amour il faudra en venir à ce que nous avons projeté. Je ne suis inquiète que du chagrin que je vais causer à mon frère. Il faudra que je disparaisse seule, afin qu’on n’ait aucun soupçon à ton sujet: car mon frère est terrible dans ses premiers moments. Si je n’étais pas brouillée avec Laure, à cause de toi, j’aurais recours à elle: mais il n’y faut pas songer… J’aurais pourtant envie de la sonder adroitement, sans me découvrir. Je vais lui écrire. Il faudrait nous tenir à portée de donner de mes nouvelles à mon frère, si l’on voyait que cela fût nécessaire: car je le connais. Prépare tout: l’argent ne te manquera pas. Il n’y a qu’à louer dans la cité, chez cette femme de la rue du Haut-Moulin: c’est un quartier perdu, dont les rues sont un labyrinthe, où rien n’est de si aisé que de se dérober aux yeux des curieux, et des espions, si l’on est suivi. Tu vois, bon ami, combien tu m’es cher, puisque rien ne m’arrête: père, mère, frère (et tu sais ce que c’est qu’un frère comme Edmond!) je te sacrifie tout. On n’est pas digne d’aimer et de l’être s’il est quelque chose dans le cœur qui balance l’objet aimé. Il faut être tout à lui, et que notre vie, notre honneur ne nous soient pas plus chers, que son honneur et sa vie. C’est dans ces sentiments que je t’embrasse.
Adieu.
Lettre 83. La même, à Laure.
[Elle feint de lui demander conseil.].
Même jour.
Ma chère cousine j’ai si peu de rancune, surtout avec les personnes dont je sais que je suis aimée, autant que je les aime, que tu vas être mon conseil, en une circonstance bien scabreuse! Il s’agit de mon mariage, avec ce M. Lagouache que tu n’aimes pas, et que j’aime beaucoup. Je pourrais profiter du consentement que j’ai ici, et c’est ce que je me propose: on fera casser le mariage après si l’on veut; mais alors je n’en aurai pas moins le droit de vivre avec lui, et de le regarder comme mon véritable époux: tu sais que dans ces occasions, nous sommes aussi autorisées à marquer de l’attachement pour l’homme auquel nous nous sommes déjà données, qu’il nous est indécent de le faire dans une autre position. Parle-moi vrai, et sans aucune prévention: que me conseilles-tu? Pèse, je t’en prie, les choses avec impartialité: j’aime, je suis aimée, les conditions sont égales. Je serai la bienfaitrice de mon mari. Or tu sais que dans ces occasions, l’autorité nous est entièrement dévolue; et laisse-moi faire, je suis femme, et je ne céderai pas mes droits. Il y a trois mille ans, de compte fait, que les femmes plus riches que leurs maris, les font trembler; je le lisais l’autre jour dans les Comédies de Plaute, qu’a si maussadement défigurées ce faquin de Gueudeville. Or, la comédie est la peinture des mœurs. Tu vois que je serai heureuse, beaucoup plus que si j’eusse épousé le marquis, le conseiller?… J’attends bien sérieusement ton avis pour me décider.
Ta tendre amie cousine, URSULE R**.
Lettre 84. Réponse.
[Elle lui répond d’après les vues de Gaudet, qu’elle savait.].
Même jour.
J’irais t’embrasser, chère amie, au lieu de te répondre par écrit, si je n’étais pas retenue chez moi pour la maladie de ma mère: mais je ne veux pas que ma réponse en soit différée. Le parti de te marier, avec le consentement donné pour un autre est mauvais, absolument mauvais; et pour te marquer qu’il n’y a aucune animosité dans ma façon de voir, je vais te donner un autre conseil, qui ne te flattera pas moins. Disparais avec Lagouache, et force ton frère à faire ton mariage, par cette démarche hardie! surtout aie soin qu’il ne puisse pas douter que tu es avec lui, et que as tout accordé. Voilà mon avis. Je t’aime de tout mon cœur.
LAURE.
Lettre 85. Laure, à Gaudet.
[Cette lettre, par son langage, découvre la trame de Gaudet.].
13 décembre.
URSULE sort de chez moi. D’après un conseil que je lui avais donné par écrit, elle est venue me voir: elle va disparaître avec Lagouache; n’est-ce pas ton avis! Mais il me semble que cela pourrait nuire aux vues sur le marquis, et aux projets que tu formes? Il est nécessaire que tu sois bientôt ici: car, à parler vrai, je ne vois pas la fin de tout cela. Elle en est folle, et je crois que tout est dit entre eux. N’était-ce pas là tout ce que tu prétendais! Va, je te réponds qu’elle est aguerrie à présent, pour recevoir tes insinuations! il ne s’agit plus que d’éteindre cette passion, ce qui, je crois, ne sera pas difficile. J’ai vu son automate; il y travaille lui-même: car il la traite fort lestement; mais l’expression est impropre, c’est grossièrement qu’il fallait dire. Elle en rit, et regarde cela comme des naïvetés charmantes. Il est avantageux qu’elle en rie; car si elle les prenait sérieusement bien, elle serait plus éloignée de sa guérison; mais elle les sent, puisqu’elle en rit, autant peut-être pour les excuser aux autres qu’à elle-même. Je deviens profonde, comme tu vois, depuis que tu m’as appris à chercher les causes de tout. Maman va mieux, sans être bien. Moi, je m’ennuie: les amis d’ici ne sont pas récréatifs, avec tout ce qu’il faudrait pour l’être. Edmond, par exemple, sera charmant, quand il n’aura plus d’inquiétudes pour sa sœur. Tire-le de ce mauvais pas. Réponse, et viens; à moins que tu ne fusses aussitôt arrivé qu’une réponse.
Lettre 86. Réponse.
[Gaudet n’est pas toujours le maître d’arrêter, où il veut, le mal qu’il fait.].
20 décembre.
Je réponds, et j’arriverai dans peu. Il ne faut pas que l’escapade d’Ursule avec Lagouache s’effectue, mais qu’elle soit prête à s’effectuer, et qu’Edmond averti par toi, en empêche. Instruis-le par un mot d’écrit, à l’instant où Ursule sera sur le point de s’évader. Si c’était un enlèvement qui n’eût pas son aveu, à la bonne heure, cela ferait notre affaire dans un sens. Jusqu’à ce moment, tout va selon mes désirs; mais voici la crise! J’espère que tout ira bien. J’écris au marquis: cela vaut peut-être mieux que de lui parler, et je tâcherai de tirer parti de mon absence. Du côté de ce seigneur, à présent qu’il n’est plus question de mariage, un peu plus ou moins d’honnêteté, ou de vertu, comme tu voudras, n’est pas une chose à laquelle il regardera: pourvu que Lagouache soit expulsé, et qu’Ursule lui reste, il sera content. Or je connais Lagouache, et je suis sûr qu’il donnera dans le piège que je lui fais tendre par le marquis. J’écris aussi à Edmond, et tu feras rendre ces deux lettres, après les avoir lues.
P.-S. – Je travaille beaucoup! j’ai de grands desseins, et je suis ici avec des hommes qui peuvent les faire réussir. Que de choses sur le tapis! je souffre loin de vous tous, mais à peine ai-je le temps de sentir que je souffre.