J’espère, ma très chère bonne amie, que toi, ou ton frère, voudrez bien me tirer d’inquiétude: elle peut être dangereuse pour ma santé. Ah! URSULE! il faudrait avoir mon cœur pour connaître tout ce que je souffre de votre indifférence… Adieu, ma chère Fanfan. Ne m’aimes-tu donc plus du tout? Que t’ai-je fait, URSULE? Parle? si j’ai des torts, je mettrai mon bonheur à les réparer.
Lettre 110. Ursule, à Laure.
[La voilà tout à fait corrompue; car elle raisonne le vice.].
7 mai.
Réconcilions-nous, ma chère; en vérité je ne saurais tenir rancune: pourquoi t’en voudrais-je de quelques infidélités faites, à un absent? tant pis pour lui, et tant mieux pour d’autres: je ne vois rien là dont le genre humain doive souffrir. Je veux être infidèle aussi, et j’aurai besoin de ton secours. Ne va pourtant pas croire que l’intérêt seul nous réconcilie! non, c’est un sentiment de justice. Je vais te ressembler; je te ressemble même déjà, et j’aurais l’abominable hypocrisie de te bouder, pour les mêmes choses que je fais! Non, cela n’est pas dans mon caractère. D’ailleurs que faisons-nous, que tout le monde ne fasse? La marquise elle-même trompe son mari pour Edmond; elle trompe Edmond lui-même, quoique le favori du cœur, pour… En vérité, il faut être femme de qualité pour se donner ces licences-là! J’imagine que se trouvant fort au-dessus du commun des hommes, elle croit qu’en descendant à son laquais, elle a, encore assez d’honneur de reste en comparaison d’une grisette! Ce qu’il y a de certain, c’est que je me croirais tout à fait déshonorée, si j’en avais fait autant; et que la marquise, elle, voit à peu près sur la même ligne tout ce qui est au-dessous d’elle. Edmond a tout découvert: il s’est fâché; mais je l’ai forcé à demander pardon de ses reproches indiscrets, et le pauvre battu a payé l’amende. Il faut soutenir son sexe, et à tout événement, accoutumer les hommes, quels qu’ils soient, à ne pas se formaliser de quelques misères qu’une femme se permet, pour se désennuyer, et éviter la… Je cherche le mot; je crois que la marquise appelle cela, la monopée; elle tient cette expression d’un savant. C’est une charmante femme! Est-ce qu’Edmond ne comptait pas qu’elle lui serait fidèle!… J’en ris encore. Je viens de lui faire à ce sujet, un raisonnement sans réplique: «La marquise trompe son mari pour toi; elle manque à son devoir, à la vertu; elle a, pour en venir à ce point, secoué tous les préjugés; tu en as été ravi; tu y as peut-être contribué. Comment veux-tu qu’une femme au-dessus des préjugés se gêne au point de t’être fidèle?» Il a répondu: «Par amour. – L’es-tu?» Il a gardé le silence. J’ai été bien aise de lui faire ce raisonnement, qui doit me servir à moi-même, et qui doit également fermer la bouche à ton pédagogue, s’il vient à découvrir tes fredaines, ou qu’il s’avise d’être jaloux. Ils nous ont ôté toute espèce de frein, et ils veulent que nous soyons retenues! Cela me paraît contradictoire, inconséquent au dernier point. Mais les hommes le sont tous singulièrement à notre égard. Il n’en est pas un qui, en séduisant une femme mariée, en lui faisant trahir son mari, ne prétende ensuite qu’elle lui soit fidèle, à lui, le corrupteur; c’est-à-dire, qu’ils voudraient allier le froid et le chaud, le doux et l’amer, la vertu et le vice.
Ce matin (pour revenir à mes affaires), j’ai eu besoin, pour moi-même de toute la force de mes raisonnements. Ce pauvre Cuvilier soupirait toutes les fois qu’il venait me faire chanter; il baisait le bas de ma robe; il était toujours prêt à se mettre à mes genoux… Cela m’a touchée, au point que pour me débarrasser de ses soupirs qui le faisaient chanter faux, et moi aussi, je lui ai répondu par un autre soupir. Il m’a entendue, et il a brusqué l’aventure. Je n’ai pas trop fait la renchérie. Mais je lui ai bien signifié ensuite que je ne voulais plus qu’il détonnât, ni qu’il fût distrait durant mes leçons. D’un autre côté, ce pauvre Gallini, qui se tue à me montrer le rigodon, m’impatientait par sa manie de vouloir me parler des mains pour arranger mes jambes et mes pieds; j’avais beau lui dire, que j’entendais son français et qu’il pouvait parler; il ne me parlait que d’une voix syncopée. Je lui ai demandé tout bonnement ce qu’il voulait? Il a soupiré. J’ai soupiré aussi. Il m’a montré un sofa; je l’ai regardé,… et j’ai bien voulu m’y laisser conduire. Je ne sais pas si ces deux indiscrets ont parlé de leur bonne fortune à Grandval: mais ce maître de déclaration qui ne m’avait encore paru enthousiasmé que de son art, l’est devenu tout à coup de mes attraits. Hier, à l’instant que je m’y attendais le moins, je l’ai vu à mes genoux. Je lui ai répondu par ces vers du Méchant:
«Une autre vous ferait perdre ici votre temps,
«On vous amuserait par l’air des sentiments.
«Moi qui ne suis point fausse. […].
«CLEON. Et vous pouvez cruelle!…
«Allons, parlez-moi comme Cléon à la vieille Florise?
«CLEON. M’en préservent les dieux!
D’honneur, je vous adore, je brûle, je suis consumé.» Il ne m’a pas laissée tranquille, et pour m’en débarrasser, je l’ai traité comme les autres.
Ce matin, je ne. sais pourquoi ces trois hommes m’ont tourmentée successivement… Que voulais-tu que je fisse?… J’hésitais cependant, quand j’ai entendu: «Hâte-toi de jouir!» Je ne sais d’où cela venait; mais j’ai pris le hasard au mot.
Un instant après, le marquis est entré; le financier le suivait, et l’italien s’est fait annoncer: me voyant cette cour, je me suis assise sur le trône du plaisir, et je leur ai ordonné à tous de me divertir. Ils ont obéi. Mais si tu avais vu le marquis! quel regard!… Il n’a pu y tenir. Il a rencontré Edmond en sortant: il s’est plaint; et mon frère, instruit de ce qui venait de précéder avec mes maîtres, m’a fait des remontrances, des reproches… Je cherchais à lui répondre que c’était mon plaisir, que je l’avais voulu: mais il avait l’air si bon, tout en me grondant que je n’ai pas osé le mortifier. Je lui ai répondu par un aveu, ajoutant qu’il me fallait bien quelque dédommagement pour mes sacrifices; que je n’avais écouté le marquis que par complaisance; que je pouvais aussi quelquefois suivre mon goût, et accorder des faveurs dont on n’eût obligation qu’à moi seule; qu’au reste, si mes maîtres lui déplaisaient, il pouvait les empêcher de parvenir jusqu’à moi; que de ce côté-là, je n’avais rien à lui refuser. J’ai encore donné quelques autres raisons, qu’il est inutile de rapporter. Edmond avait je ne sais quoi dans les yeux: mes défenses l’ont singulièrement affecté!
Je reçois à l’instant une lettre de Gaudet. Il paraît que mon frère lui a écrit ses sujets de plainte! Il s’adresse bien, n’est-ce pas? Voyons…
Ah! je meurs d’envie de rire! Comment! comment! tu fais de ces aveux-là! et tu les fais à l’homme… Oh! pour le coup, petite cousine, la tête t’a tourné!… Gage que tu m’as craint?… Enfant! je t’aurais trahie! va, jamais pour un homme, quel qu’il soit, je ne trahirais ma plus grande ennemie. Je t’envoie la lettre; mais tu me la rendras. Tout ouvert entre nous, et le cœur sur la main: pour les hommes… c’est bien assez de ce que nous leur donnons: d’ailleurs, c’est tout ce qu’ils demandent. Ah! sont-ils dignes de notre cœur et de notre amitié?
Ainsi, ma chère Laure, nous voilà au pair, et c’est le vrai motif de ma réconciliation, comme je te l’ai dit en commençant.