Tous les duellistes sont en général de mauvais sujets; c’est une vérité certaine: pour les avilir, je n’ai besoin ni des lois du prince, ni de celle de la religion; je ne veux employer que le sens commun. L’origine des duels, tant cherchée, n’est autre que les combats en champ clos, ordonnés par des militaires ignorants, trop peu versés dans l’exercice de leur raison, pour connaître le bon droit: ces combats, la honte de la raison humaine, qu’une demi-civilisation a fait supprimer il y a longtemps, avaient du moins un appareil imposant, ils étaient ordonnés, ils avaient des témoins, des règles; au lieu que le duel, leur fils, n’est qu’une vraie boutade, une vraie polissonnerie, ainsi que sa cause. Car la plus grave est un soufflet; ensuite un démenti. Là-dessus on met l’épée à la main, parce qu’il est impossible de vivre avec un soufflet reçu, ou un démenti donné. Pour laver cette injure de souffleté, ou de menteur, il faut devenir meurtrier, assassin, suicidé… Un païen (c’était Cratès le Thébain), reçut un jour un soufflet d’un autre Grec nommé Nicodrome; Cratès fit écrire sur sa joue enflée, Nicodromusfecit: qu’en est-il résulté dans le temps et de nos jours? Nicodrome seul est déshonoré: jugement qui est d’accord avec la raison. On vous a donné un démenti. Là-dessus vous mettez l’épée à la main. Qu’est-ce que cela peut faire à la vérité, insensé que vous êtes! Brute insigne, que prouverez-vous par là? Rien, sinon que vous êtes une bête féroce. Le duel, pour l’officier et le soldat, est un crime égal à la désertion, s’il ne le surpasse: vous vous êtes engagés à servir l’État; et vous tuez ses défenseurs! Louis XIV a fait un acte de suprême justice en défendant le duel: eh! plût à Dieu! pour l’honneur de la raison, que cette loi fût sévèrement exécutée!…
Quant à vous, Edmond, plus fou que tous les duellistes, si vous le deveniez, vous ôteriez à votre sœur, sous prétexte de la venger, le seul homme dont elle puisse attendre une véritable réparation.
Adieu.
Lettre 48. Ursule, à Fanchon.
[Edmond s’est battu pour elle avec le marquis.].
5 février.
Chère sœur! Edmond s’est battu le marquis est blessé, peut-être mort. Laure l’écrit à M. Gaudet. Ô Dieu! est-il possible! Cet étourdi! tout gâter, tout perdre! plus d’espoir! je sens que je regrette un homme… qui, au fond, ne m’aurait pas offensée, s’il ne m’eût pas aimée au-delà de toute expression! Annonce cette nouvelle avec ménagement, ou plutôt, n’en parle qu’à ton mari. Nous partons; et il sera temps d’instruire nos chers père et mère, quand nous aurons mis notre frère hors de péril, s’il est possible. Je le crois: son cas est le plus graciable de tous ceux qu’on peut imaginer, Mme Parangon et M. Gaudet le disent. Mais la pauvre dame est au désespoir.
M. Gaudet, lui, dit qu’Edmond lui taille diablement de besogne, et qu’apparemment son bon ange a pensé qu’il lui fallait un pareil ami, pour empêcher que le malin n’eût le temps de le tenter. Quant à moi, je suis tout à la fois très affligée, et fort en colère contre Edmond. Le marquis ne m’a jamais déplu, quoique je l’aie fait croire à cet étourdi pour écarter de lui certains soupçons: car on est bien embarrassée avec ces fous-là!… Je suis pourtant touchée de son amitié pour moi; je vois que Mme Parangon m’en veut un peu de lui être si chère: je le devine à quelques expressions. Comme la nature perce en dépit de la vertu la plus épurée!… Adieu, chère bonne amie sœur. Ne dis rien à nos père et mère: on me recommande de te le marquer.
Lettre 49. La même, à la même.
[Elle nous rassure au sujet d’Edmond.].
De Paris, 11 février.
Vous pouvez tranquilliser nos chers parents, ton mari et toi, très chère sœur. Tout est arrangé, et le marquis n’en mourra pas. Edmond s’est comporté en homme d’honneur, et son combat n’a rien qui puisse lui faire tort; il a passé mes espérances. En partant d’ici, nous comptions toutes sur M. Gaudet, cependant il n’a rien fait, il n’en a pas eu le temps: sans intrigues, sans protection, par la seule éloquence persuasive de ses discours, de sa beauté, de son intéressante langueur, Mme Parangon, dès le lendemain de son arrivée, a tout obtenu. Elle a d’abord parlé au marquis, qui était chez ses parents. Il a su d’elle qu’on poursuivait mon frère: et c’est lui-même, qui a fléchi sa famille irritée, en faisant de son ennemi le plus bel éloge. On a pardonné. Juge de notre joie, en apprenant cette nouvelle, modestement racontée par Mme Parangon!
M. Gaudet, qui désapprouvait auparavant le duel avec tant de force, a été ensuite le plus ardent apologiste d’Edmond, contre Mme Parangon, elle-même, qui persiste dans son sentiment à ce sujet. Mais on assure qu’elle a parlé sur un ton bien différent au père du marquis, après en avoir obtenu la grâce d’Edmond! Elle lui a fait entendre, qu’il n’est aucun juge, qui eût osé condamner un frère, en pareille occasion…
Je ferme ma lettre, à cause de l’heure.
Adieu, ma chère Fanchon.
Lettre 50. Réponse.
[Comme nos père et mère furent contents du courage et de la magnanimité. d’Edmond; et ma femme elle-même paraît l’approuver dans sa vengeance.].
4 mars.
Ma très chère sœur, à celle fin de vous faire une réponse plus ample, j’ai attendu que nous évussions quelque autre nouvelle: ne doutant pas que le cher Edmond délivré, ne nous écrivît lui-même sa délivrance. Et c’est ce qu’il vient de faire, par une lettre à mon mari, lequel l’a reçue en tremblant, mais qui l’a ensuite solennellement lue, par ordre de notre père, devant toute la famille assemblée. Et ce qui nous a fait à tous la plus grande joie, ça été qu’Edmond n’ait pas tué; mais qu’après le combat, il soit humainement venu offrir et donner secours au blessé. À cet endroit, notre respectable père s’est levé et mon mari s’est arrêté de sa lecture, croyant qu’il allait parler, mais le digne homme murmurait bas, comme priant Dieu et ensuite il a dit à mon mari: «Continuez, mon fils.» Et quand ensuite notre bon père a entendu le reste de ce combat: comme notre frère a porté le blessé, comme il lui a dit qu’il ne lui en voulait plus, et que le sang qu’il venait de perdre était le seul qu’il eût de mauvais, comme il a demandé au marquis s’il croyait qu’il eût dû se battre? Et comme le marquis lui a répondu qu’il le croyait, et qu’il lui pardonnait sa mort, qu’il avait méritée plus ignominieuse; comme il a voulu qu’Edmond l’embrassât; comme il lui a offert sa bourse; et comme Edmond l’a refusée; le bon vieillard, en entendant tout ça, s’est encore levé suffoqué, et nous a dit: «Mes enfants: voilà de grandes et belles choses! Et Dieu a tiré le bien du mal, dont je bénis son très saint nom! car voilà de grandes et belles choses! Et plût à Dieu que ce marquis, qui n’a le cœur aucunement gâté, réparât son offense envers ma fille, comme il vient de le faire dignement, en la personne de mon fils! Et Dieu, pour ce, daigne conserver ses jours! Mais mon Edmond s’est comporté d’une façon grande et digne; et je voudrais que mon vénérable père fût en ce monde pour en être témoin. Et quoiqu’il le voie du séjour des justes, où il est: par ainsi, qu’Edmond soit pardonné de lui et de moi, pour les chagrins que son cœur vif nous a causés! Car les cœurs vifs causent des angoisses et des chagrins; mais ils les guérissent avec un baume de joie; au lieu que les cœurs dormants comme les eaux croupissantes, ne causent que langueur mourante et, nauséique, sans jamais plaisir aucun. Continuez, mon cher Pierre: car vous êtes cœur vif aussi, mon fils; mais du depuis que vous êtes, je n’ai trouvé en vous et par vous que liesse et plaisir, sans jamais ombre de peine, si ce n’est en votre maladie, quand nous faillîmes de perdre en vous notre bras droit, et le repos de notre vieillesse.» Et mon mari a continué. Et il a lu de Mme Parangon, que notre père a bénie, en entendant, comment cette bonne et chère dame avait parlé. Et il semblait qu’il la voyait, quand elle a été le soir dans l’assemblée des dames, et qu’elle a si bien parlé, nommant Mlle Fanchette: «je lui destinais ma sœur.» «Oh! plût à Dieu, que nous fussions à ce beau jour, a dit notre bonne mère, et que je visse au rang de mes filles, la chère et aimable demoiselle Fanchette! Mon fils m’en paraîtrait encore plus aimable; et je compterais, en par-dessus, tout ce qu’il m’a déjà donné à Au**.» Et la réponse des dames a bien fait plaisir à notre bon père. Et quand il a entendu que toutes les dames voulaient qu’il fît leur portrait; il a dit: «Bien, bien! voilà que Dieu me rend au-delà de mes espérances!» Et puis les réflexions d’Edmond ensuite, lui ont encore fait plaisir; car il l’a loué; et tout ce que dit là Edmond, lui a plus donné de contentement, que jamais nous ne lui en avons vu prendre. Cette joie-là, chère sœur, vous regardait tous deux. Mais il a été un peu mécontent d’un mot qui termine: Ah! Pierre! je ne te dis pas tout! parce qu’il a eu peur qu’il n’y ait encore quelque chose. Mais moi, qui en sais la signifiance, je l’ai rassuré de mon mieux en disant quel ce n’était rien qui dût inquiéter, au sujet de querelles ou de dangers de sa vie, que j’en étais certaine; et que ça n’avait de rapport qu’à son mariage. Après ça, nous avons parlé mon mari et moi des nouvelles que nous avions eues auparavant que de savoir le bout des choses, et que vous aviez recommandé de ne pas dire, qu’on n’eût réussi nous assurant qu’on y allait tout employer: ce qui a bien fait plaisir à nos chers père et mère, que vous ayez eu cette attention-là: car ils ont dit, en se regardant l’un l’autre: «Nous avons de bons enfants; que Dieu les bénisse tous ainsi qu’ils nous aiment et respectent!» Quant à ce qui est de ce qui vous regarde, très chère sœur il faut que je vous recommande de vous comporter là où vous êtes, à votre plus grand avantage, qui sera toujours ce qui fera le plus de plaisir ici. Si j’en étais crue, moi qui étais pour le conseiller, avant ce qui est arrivé, je serais à présent pour le Marquis. Et je le tranche net, chère sœur, une fille doit épouser l’homme qui l’a approchée, ou personne. Songez bien à cela. Ce n’est ni la gloire, ni l’honneur de l’alliance qui me tiennent; c’est la raison et le bon sens. Ne croyez pas que vous seriez aussi bien avec M. le conseiller, que sans ça; les hommes ont des mémorarés terribles, dans ces occasions-là, et on voit souvent grise mine quand leur premier feu est passé! Et puis il y a je ne sais quoi qui répugne à l’imagination d’une femme, d’avoir un enfant d’autre part, tandis qu’elle est mère d’une autre famille; ça lui partage le cœur et ça lui blesse à tout moment le souvenir. C’est mon idée; et je crois celle de mon mari, que j’ai mis sur ce chapitre-là, à mots couverts. Quant à ce qui est d’Edmond, je vois que c’est un homme du monde, et fait pour le monde. Et j’ai assez bien goûté ce que m’a dit M. Gaudet, en me parlant à son sujet: «Je forme Edmond pour être dans les villes, ce qu’il faut qu’on y soit: ma conduite avec Bertrand ou Georget serait différente; et celle avec vos frères d’ici, ne ressemblerait pas encore à cette dernière. Mais il y a deux hommes qui m’étonnent: votre mari et votre beau-père. Le premier est d’un sens et d’une noblesse que je n’ai trouvé nulle part; le second est un véritable patriarche, plein d’honneur et de confiance dans tout le monde qu’il juge d’après sa belle âme. Je ne parle pas de vous, ni de votre belle-mère: des femmes de votre sorte ne se trouvent qu’ici. Quant à Ursule, elle a besoin de mes leçons, unies à celles de Mme Parangon.».