Mais la vengeance est-elle légitime? c’est une question que je me suis faite mille fois depuis que je l’exerce. Oui, en tant que passion naturelle, qui repousse l’outrage. Cependant le pardon est préférable, et si j’étais l’outragé, l’eussé-je été (ce qui est l’impossible), au même degré qu’Ursule, je pardonnerais. Mais mon amie! la sœur d’Edmond! la cousine de Laure! une fille que j’ai pressée dans mes bras… Il faut qu’elle soit vengée: la générosité de ma part serait lâcheté, indifférence, insensibilité, bassesse, atrocité… Italien! lâche et sot oppresseur, qui me connaissait, et qui as outragé à ce point une fille qui m’intéressait à tant de titres, quel nuage affreux de malheurs tu as formé sur ta tête!… Le plan de la vengeance est tracé, et il sera… digne de l’outrage.
Console Ursule, Laure: dis-lui qu’elle se relève de son abaissement, apprends-lui combien de victimes lui sont immolées déjà: dis-lui que je lui en réserve une digne d’elle. Elle est marquée; depuis deux jours, je sais que son persécuteur a une fille, jeune, belle, innocente, restée chez lui sous la garde d’une duègne incorruptible. Mais en est-il, quand on les attaque avec assez d’argent?… Je suis riche, et je n’épargnerai rien. Ursule vengée, l’ordre rétabli, sera content enfin,
Votre ami, à toutes deux,
GAUDET.
P.-S. – Je réfléchis quelquefois sur la conduite d’Edmond. Mon ami est, je crois, l’homme par excellence. Quel être, que ce garçon! quel mélange de petitesse et de grandeur! Rapenot, le libraire, vient de me montrer une de ses lettres; elle est d’un héros. Huit jours après, il s’engage comme un polisson. Il déserte; on le prend; il se croit condamné. C’est ici où je l’admire, où je me mettrais à genoux devant lui; je n’aurais pas défié la mort plus courageusement, moi qui la méprise, comme le fait tout homme doué de raison.
Les VII lettres suivantes montrent à quel point Gaudet était implacable, terrible, et ami d’Edmond.
Lettre 137. Gaudet, à Edmond.
[Dieu punit les scélérats les uns par les autres.].
30 juin.
Qui sème l’injure, moissonnera la vengeance. Ta sœur et toi, vous êtes vengés du vieillard italien: connais mon amitié par l’excès du mal que je lui ai fait.
Tandis que tu me croyais à Au**, j’étais en Italie; j’étais à ***: on me renvoyait tes lettres. J’ai dépensé les trois quarts de mon bien, pour réussir; mais j’ai réussi, et je ne regrette rien: le crime était trop odieux, pour ne pas être puni. J’ai su à Paris que le monstre avait dans sa ville une fille unique, charmante, âgée de seize ans. J’ai dirigé toute ma conduite sur cette connaissance. Je suis parti, je suis arrivé; j’ai vu la duègne le même soir, comme si j’eusse été dépêché par son patron; j’ai attaqué sa fidélité: elle m’a d’abord paru incorruptible; j’ai prodigué l’or, l’or ouvrit la tour de Danaé; la vieille a cédé enfin j’ai eu la preuve encore une fois du mot de Jugurtha«Ô Ville vénale, tu seras à qui pourra te payer.» La jeune personne m’a été livrée. Non content de lui ôter ce qu’on nomme l’honneur, j’ai cherché à porter le vice dans son âme, et j’y ai réussi: lorsqu’elle a été corrompue, je l’ai déterminée à fuir avec moi. Elle a fui, elle est ici; elle va subir le sort d’Ursule, et le mauvais lieu est tout prêt: viens l’humilier, ensuite je la livre à l’horreur de son sort. Mais je mettrai des bornes à ma vengeance. J’avertirai son père, et je lui ferai trouver sa fille au centre du désordre, quand elle aura passé par toutes les épreuves que je lui destine. Je ne suis plus le même. La beauté ne me touche plus: le récit d’Ursule, lorsque mon cœur s’amollit, me remet en fureur, et me rend plus féroce qu’un tigre, qu’un Jagga. Je t’attends, rue… Viens: aie du moins le courage de la vengeance.
Lettre 138. Edmond, à Zéphire.
[Il a horreur de la vengeance, qu’il eût prise lui-même mais le vice vu dans les autres est toujours laid, quoiqu’on l’excuse en soi-même.].
31 juin.
Chère petite, trouve-toi ce soir rue… Gaudet y est ce n’est plus mon ami; je ne le reconnais plus; c’est un forcené. Il a fait une action infâme, abominable, que je déteste; il faut avoir été…, pour porter la vengeance à cet excès. Dans ma fureur, je poignarderais encore le vieillard: mais sa fille! l’innocence, la beauté, l’avoir mise au rang de ces infortunées… Viens, ma fille: empare-toi de la signora Filippa, sous prétexte de vouloir porter la vengeance encore plus loin que lui, et tâchons de la sauver…
La main me tremble, et je suis hors de moi! Elle est charmante! quelle rage pour le vieil infâme!
Lettre 139. Gaudet, à Zéphire.
[Il est forcené de fureur et de rage; lui, ce corrupteur abominable, plus coupable encore que celui qu’il punit!].
8 juillet.
Charmante follette. Avertis-moi, quand la Filippa sera dans l’état que je désire: c’est-à-dire, telle qu’Ursule était, lorsqu’elle fut mise entre les mains des chirurgiens; c’est ainsi que je veux la rendre à son père. Ne l’épargne pas surtout! Si tu hésitais, lis cet écrit que je t’envoie; il te mettra en fureur, comme j’y suis. Quelles indignités ce malheureux a fait éprouver à la sœur de mon ami! qu’il sente à son tour la rage naturelle à l’homme, blessé dans ce sexe, dont toutes les injures nous sont bien plus sensibles que les nôtres: parce qu’on nous humilie dans ce que nous devons défendre. Deux choses sont essentielles aux femmes, Zéphire; (ta mère ne m’entendra peut-être pas?) l’honneur et la beauté: leur honneur blessé, ne se répare pas plus que leur beauté flétrie; par cette raison, qui a déshonoré notre femme, notre fille, ou notre sœur, est voué à l’éternelle vengeance, à la plus cruelle qu’on puisse imaginer. Quelle honte n’a pas répandue sur Ursule l’infâme dont tu vas lire les forfaits, dans cet écrit, que j’ai copié sur celui tracé de la main d’Ursule elle-même! Elle me les avait dits de bouche; j’ai voulu qu’elle les écrivît pour les avoir toujours présents. Venge ton amie et la mienne; venge Edmond; point de pitié; dis à ta mère la récompense que je lui destine: cent louis; ils sont tout prêts, et j’épuiserais avec plaisir les restes de ma fortune pour une si belle action. Oui, oui, belle, noble, grande! elle punit un crime affreux?… On m’a peut-être cru indifférent pour l’honneur de la sœur de mon ami, la manière dont je lui ai quelquefois écrit, pourrait donner cette idée: qu’on en juge à présent par ma vengeance, il m’en coûte cinq cent mille francs; j’en aurais fait autant pour ma sœur; mais pas au-delà. Adieu, Zéphire. La pitié serait ici un vice dans ton excellent cœur. Quelle relation!… Ursule l’a écrite, et sans en être prévenue, comme si elle eût voulu donner à ma fureur toute l’activité qui lui est nécessaire, elle a mis cet écrit à la poste; je l’ai reçu, comme s’il eût été d’hier; je l’ai lu avec la même avidité, que s’il m’eût appris quelque chose de nouveau: j’ai frémis de même… Frémis aussi, sensible Zéphire, et deviens féroce.