Je vois rarement Edmond depuis ce moment, et Zéphire elle-même se plaint qu’il la néglige. Peut-être voyez-vous plus clair que nous dans sa conduite!
Nota: Edmond, quoique Zéphire l’eût retiré de ses goûts crapuleux, qu’il respectât la vertu dans cette fille, ne travaillait point à épurer sa propre conduite, ni celle de sa maîtresse: non seulement il vivait avec elle; mais il se livra pour lors au goût des aventures difficiles, compliquées, multipliées, qui exercent l’esprit et les sens, au lieu d’intéresser le cœur; on le voit, dans le PAYSAN, mener jusqu’à trois intrigues à la fois: Gaudet le laissait se rassasier de jouissances, pour faire un jour succéder l’ambition, et la rendre plus puissante; mais on a vu dans le PAYSAN, ce qui en est arrivé.
Lettre 149. Ursule, à Fanchon.
[Enfin, elle récrit à ma femme! mais digne de lui écrire; elle est changée! je vous en remercie, ô mon Dieu!].
15 mars.
Ne cherche pas la signature, chère sœur; c’est Ursule qui t’écrit… après six ans de silence!… Ai-je encore un père et une mère? des frères? des sœurs?… S’il m’en reste, dis-leur que je respire, accablée de honte et de douleur, dis-leur que j’ai mérité mes maux; mais ajoute que je me repens, et qu’humblement prosternée aux pieds des autels, j’offre au Dieu vivant les sanglots d’un cœur brisé… hélas! il ne fut longtemps que le foyer impur d’où s’échappaient les exhalaisons du crime et de la débauche!… Dis-leur que le crime et la débauche m’ont punie avec un excès de peine et de tourment, capable de faire frémir: mais que la paix rentre peu à peu dans mon cœur, depuis que je sens que j’ai été assez punie. Dis-leur que je n’ai pas encore osé former un vœu pour eux au Ciel, de peur que la source ne fût pas assez purifiée; mais que dès qu’elle le sera, je me tiendrai prête à m’immoler au Seigneur en holocauste, fût-ce sur un bûcher, pour obtenir de sa paternelle bonté qu’il verse dans leurs cœurs la joie que j’en ai bannie; que je fus plus coupable que Madeleine, que Pélagie, que Marie d’Égypte; mais que mes peines ont passé les leurs, et que, comme elles, je ne veux plus vivre que pénitente et gémissante, pour effacer, à force de larmes, les taches que le vice à imprimées sur moi. Dis-leur que leur malheureuse fille et sœur est au rang des plus viles créatures; qu’elle s’est couverte de leur habit; qu’elle se mêle avec elles, pour les servir, les exhorter, les consoler, se mettre au-dessous d’elles, par la confession publique de ses fautes, devant celles des sœurs de cette maison de honte, à qui, par une indulgence aveugle, on avait rendu, à son sujet, un bon témoignage non mérité; eh! puisse-t-elle en être humiliée autant que le méritent ses ordures! puisse-t-elle être ainsi de quelque utilité à ses compagnes de séjour, de désordre et d’infamie!… Dis-leur que leur fille et leur sœur est à l’hôpital…, juste demeure pour elle, quoique les lois ne l’y aient pas condamnée. Dis-leur que j’attendrai toute ma vie la réponse foudroyante que je mérite de leur part, et que je la lirai prosternée dans la poussière, la montrant à Dieu même, en lui disant: «Punissez-moi seule, ô mon Dieu! ils m’ont bien élevée; ils ne sont pas mes complices! *** **.
Je n’ai plus de nom dont je sois digne que LA PÉCHERESSE.
P.-S. Edmond vient me voir quelquefois.
Lettre 150. Réponse de Fanchon.
[Ma femme lui raconte tout ce qui s’est passé, à son sujet à la maison paternelle.].
15 mars, jour de la Vierge.
Ma très chère sœur. Votre lettre a été pour nous comme un phénomène du Ciel, et je l’ai longtemps tenue, connaissant votre écriture, après l’avoir tirée de la poste, que la main me tremblait, et que le cœur me battait, sans que j’eusse la force ni l’envie de la décacheter. Je la tenais dans mes mains, en venant de V***, courant presque malgré moi, comme pour la montrer à mon mari. Mais quand j’ai été au Moulinot, tout essoufflée, il m’est venu en pensée qu’il la fallait lire, et que peut-être vouliez-vous que certaines choses ne fussent vues que de moi. Je l’ai donc décachetée, assise sous le noyer de Thomas Dondaine, et j’ai cherché à voir quelque chose, toute tremblante, n’osant lire, ni le commencement, ni la fin, ni le milieu: la tenant loin de mes yeux, pour que quelque heureux mot parût, qui me donnât la force de lire. Et le premier que j’ai vu, c’est: «Je suis prête à m’immoler au Seigneur en holocauste, fut-ce sur un bûcher, pour obtenir de sa paternelle bonté qu’il verse dans leurs cœurs, la joie que j’en ai bannie!…» Et j’ai levé au Ciel mes yeux pleins de larmes, disant au Seigneur: «Béni soyez-vous, mon Dieu! car voilà un bon mot!…» Et j’ai lu le commencement, qui m’a fait tressauter. Et je me suis récriée: «Oui, oui, elle a encore un père, et une mère, et des frères, et des sœurs, et une belle-sœur qui l’aiment…» Car je ne comprenais pas le sens de ces paroles, que je croyais un reproche. Et j’ai lu tout du long, dévorant les lignes et les paroles, et suffoquant à chaque mot. Et j’ai fini, toute hors de moi, et me levant ensuite, j’ai couru vers chez nous, jusqu’à ce que j’y sois arrivée. Et j’ai rencontré en chemin des femmes du pays, qui me voyant courir en pleurs, m’ont dit: «Vous courez bien vite, ô Fanchon? est-ce qu’il serait arrivé quelque malheur?» Et je ne leur ai rien répondu, que d’un signe de la main, leur faisant à entendre que j’avais hâte. Et j’ai trouvé à l’entrée de la maison, mon fils Edmond, et ma petite Barbe-Ursule, que nous n’appelons qu’Ursule, qui m’ont dit: «Ô maman! comme vous avez bien chaud!» Et je ne leur ai pas répondu; mais les embrassant seulement, et surtout ma petite, j’ai couru chez nous, où arrivait votre frère, mon mari, de la charrue du matin; car la lecture de la lettre m’avait retardée. «Il ne fallait pas si vite courir, ma pauvre femme, m’a-t-il dit, et risquer à te faire malade!», Mais sans lui dire une parole, je me suis jetée à son cou. Et il a dit: «Qu’est-ce que c’est? qu’est-ce que c’est, ma chère femme?» Et je lui ai donné la lettre. Il l’a regardée; et j’ai vu qu’il tremblait tout comme j’avais tremblé, n’osant lire: pourtant il s’est vite remis; et il a lu tout bas jusqu’à la fin, cognant à tout moment ses larmes, qui coulaient et voulaient couler. Et quand il a eu fini, il a dit: «Dieu soit béni!…» Sans ajouter aucune autre parole. Et il s’est assis, rêvant, pendant que je préparais le dîner. Et à l’instant où le dîner allait être prêt, il m’a dit: «Ma femme, je vas monter avant dîner, chez mon père et ma mère, à celle fin de leur montrer cette lettre de repentance; n’y venez-vous pas avec moi?» Et j’y ai été avec lui. Et quand nous sommes entrés, notre bon père et notre chère mère allaient se mettre à table; en nous voyant, ils ont dit: «Voici nos enfants qui viennent dîner avec nous: les bienvenus soient-ils!» Et notre bonne mère s’est levée pour augmenter le dîner. Et mon mari a présenté la lettre à son père, qui l’a prise, et a regardé son fils, comme pour lui demander, de qui? Et ayant mis ses lunettes, il a vu l’écriture, et ses mains vénérables ont défailli, comme si la lettre eût été un poids trop pesant pour elles; et il la regardait silencieusement, les yeux baissés. Alors mon mari lui a dit: «Lisez, mon père; car il y a un peu de consolation mêlée à la peine, et votre fille Ursule est encore votre fille; et le Seigneur n’éconduisit pas la femme adultère, non plus que la Cananée.» Et notre père a lu bas, pendant que notre bonne mère, immobile comme une statue, pâle, tremblante, restait debout, sans presque respirer. Et quand il a eu lu, notre père a dit: «Sont-ils là tous les enfants du malheureux père et de la malheureuse mère?» Et tous y étaient, car mon homme les avait fait avertir. Et ils ont répondu: «Nous voici tous, mon père.» Et le vénérable vieillard a recommencé de lire tout haut la lettre, s’arrêtant à chaque pose: et chacun de nous sanglotait, occupé de sa douleur, quand notre bonne mère, restée toujours debout, est tombée de sa hauteur comme morte. Heureusement son fils aîné s’est trouvé là, pour empêcher que sa tête ne portât à terre, et il l’a posée sur sa chaise, où elle a repris un peu ses sens. Et notre père l’a regardée, en lui disant: «Ma femme, le Seigneur nous a frappés par les objets de notre orgueil et de notre vanité folle; résignez-vous à sa justice, comme à sa miséricorde, et bénissez son saint nom: car il ne faut ni découragement ni désespoir, mais confiance et soumission: il est le Dieu juste, qui punit et qui châtie, comme le Dieu bon, qui récompense et qui bienfait; mais qui relève un jour l’humble et le repentant. Cette lettre est belle, et je la trouve contenant les sentiments qu’il faut, pour effacer de grandes fautes! par ainsi, prenez plutôt part à la joie des anges dans le Ciel, pour une pécheresse qui fait pénitence, que de vous livrer à la douleur pour votre drachme perdue; car elle se retrouve, Dieu merci! – Ah! Dieu le veuille! a dit notre bonne mère: mais que ma fille, le fruit de mes entrailles, ait été ce qu’on dit! c’est ma douleur éternelle!» Et notre père a dit: «Ma femme, pleurez votre fille, car l’âme d’une mère tendre qui fut toujours en vous, se console avec des larmes; mais mettez votre confiance dans le Seigneur: car le saint homme Job, pour chose qui lui soit arrivée, donc ne l’a maudit, comme le lui suggérait Satan, qui le tentait avec la permission de Dieu; au contraire il l’a béni, à chaque malheur, même étant affligé en sa chair d’une honteuse et cruelle maladie, nettoyant ses plaies avec des têtes de pots cassés, assis qu’il était sur un fumier. Par ainsi, soumettez votre douleur et vos larmes au maître de tout. Car il y a de belles choses dans la lettre de votre fille, et le Seigneur a une grande miséricorde pour les grands pécheurs et les grandes pécheresses. Et il a relu la lettre, appuyant sur chaque parole, et sanglotant lui-même, comme jamais nous ne l’avons vu sangloter. «Mais c’est Edmond! a-t-il dit enfin! Mon Dieu! rendez-nous Edmond?» Et sa voix devenait si forte, et si déchirante, en disant, Mon Dieu! rendez-nous Edmond! qu’il nous semblait rebramer et mugir; et nous étions quasi transis, aucun de nous n’osant lever la vue, et chacun pleurant les yeux baissés. Puis il s’est tu, et a rendu la lettre à son fils aîné, après avoir regardé l’adresse, lui disant de me la remettre. Et mon pauvre homme me l’a remise, disant: «Ma femme, notre père vous remet la lettre qui vous est adressée.» «Fanchon Berthier, a dit notre père (et c’est la première fois qu’il me nomme de mon nom de famille), serrez cette lettre, et qu’elle ne voie plus le jour; mais conservez-la; car elle est le cri et la lamentation d’une pauvre abandonnée, que le Seigneur regarde en sa pitié et miséricorde: partant, il ne faut pas qu’aucun étranger la voie pas même tous vos frères et sœurs, car il faut la taire à ceux d’Au**: et mettons-nous à table.» On s’y est mis; mais à l’exception des plus jeunes, personne n’a presque rien mangé: et un chacun s’est bientôt levé de table, s’en allant mornement à son travail. Et quant à ce qui est de notre pauvre père, il y a été aussi, épierrer le champ de derrière le jardin: et comme il jetait les pierres dehors, on l’a entendu pousser des soupirs et des sanglots. Et tout un chacun disait dans le village: «C’est qu’Ursule ou Edmond sont morts; car leur père est en grande douleur!» Voilà, ma très chère sœur, pour la réception de votre lettre. Et il me reste à présent à vous dire ce qu’on m’a enchargée de vous répondre.