en lui envoyant un présent.
Mademoiselle,
Excuserez-vous la médiocrité de la bagatelle que je vous envoie? Vous êtes si belle, que vous n’avez pas besoin de ce qui pourrait donner plus d’éclat à vos charmes: avec la simplicité de la nature, ils sont trop sûrs de tout soumettre. Mais si vous êtes trop riche en attraits, pour que cet écrin ait un prix à vos yeux, ma passion est si vive et si tendre qu’elle a besoin de ce petit soulagement. Daignez donc agréer une faible marque de mon dévouement respectueux: elle serait beaucoup plus considérable, si j’osais me flatter qu’elle fût acceptée, mais je ne compte que sur sa médiocrité, pour me sauver la honte d’un refus, qui me mortifierait cruellement! Je suis avec le plus profond respect, mademoiselle,
Votre, etc.
J’ai renvoyé le présent, qui m’avait été glissé à l’église, et j’ai eu le temps de dire au laquais, avant d’avoir lu la lettre, que je ne prétendais pas mortifier son maître par un refus, mais lui faire entendre que je ne pouvais rien accepter. J’ai gardé la lettre très sciemment: aussi, lorsque le marquis s’est offert à ma vue, ne m’a-t-il paru qu’affligé, mais nullement en colère. Le même jour, mon petit page s’est trouvé tout près de moi, comme je montais la dernière en carrosse, et il m’a dit: «Je suis lieutenant d’hier; je ferai mon chemin rapidement, si vous voulez me faire seulement la promesse de m’être fidèle? – Allez, lui ai-je dit, je vous attends lieutenant-général, et alors nous verrons.» J’ai lâché cela pour m’en débarrasser, et même, je l’avoue, pour ne pas éteindre l’envie de bien faire dans un jeune gentilhomme. Il l’a pris au sérieux; il a baisé ma robe, comme j’entrais dans la voiture, et je l’ai vu très satisfait. J’en suis charmée; avant qu’il en soit là, il m’aura oubliée, et je ne lui aurai pas fait un refus trop dur: car je n’aime causer de peine à personne.
Je ne te dirai rien de mes autres amants, pas même de mon financier, tout risible qu’il est. Mais je t’avouerai que j’ai copié une partie de ta lettre pour montrer à différentes personnes d’ici les amours de notre bonne sœur Brigitte: on les a trouvées plaisantes, et l’on en a beaucoup ri, à l’exception de Mme Parangon, qui les a louées, avec une sorte d’attendrissement. Elle m’a dit tout à l’heure qu’elle devait écrire à Edmond, et cette confidence a été accompagnée d’un soupir, qui m’a fait comprendre qu’il lui donne quelques nouveaux chagrins. J’ai témoigné de l’inquiétude; et il m’a semblé, par sa réponse, qu’Edmond contrarie encore son plan favori. Il faut que ce soit cette voisine de Mme Parangon, dont tu m’as dit un mot; car pour Edmée, quoique très aimable, Mlle Fanchette, qui la vaut au moins pour la figure, la passe pour la naissance, la fortune, et toutes les autres convenances.
P.-S. – La tristesse de Mme Parangon l’engageant à se dissiper, je t’apprendrai que nous avons été à une belle comédie, qui m’a fait répandre des larmes. C’est Laure qui nous en a donné l’idée, en m’offrant sa loge; j’en ai parlé à Mme Parangon, qui d’abord ne s’en souciait pas, mais qui ensuite nous a donné cette marque de complaisance à sa sœur et à moi. Le titre de la pièce est la Gouvernante, et Mme Canon la trouve bonne.
Lettre 23. Gaudet, à Edmond.
[Le corrupteur d’Edmond lui marque ici sa coupable et séductrice amitié, surtout vers la fin de sa lettre.].
2 juin.
Enfin j’ai vu les trois Grâces qu’en punition de leur pruderie, sans doute, Vénus a mises sous la garde d’Alecto. La céleste Parangon avait un petit air languissant qui la rend adorable, et ferait tourner la tête à un anachorète. Ursule m’a surpris; elle est embellie au-delà de toute imagination, et sa ressemblance avec toi semble s’être perfectionnée: mais tu y gagnes. Je ne crois pas qu’il y ait ici un homme bien organisé qui puisse la voir impunément Quant à Mlle Fanchette, c’est une mignature, et il est bien singulier qu’un homme qu’on a flatté de quelques espérances, dont cette petite divinité est l’objet, puisse porter des désirs ailleurs! Il faut qu’il soit diablement sensuel, et enclin aux plaisirs actuels comme un sauvage! (Cependant, s’il les aime, il sait où les prendre; mais cet homme-là est un sphinx pour moi: il me donne à tout moment à deviner des énigmes, où je ne puis rien comprendre.) Il paraît que si j’ai été admis dans le sanctuaire des Grâces, c’est parce qu’on avait besoin de moi: on m’a fait une entière confidence de ce que je savais déjà, et j’ai eu deux heures de tête à tête avec la plus belle bouche et les plus beaux yeux du monde, ceux d’Ursule peut-être exceptés. J’ai répondu comme je le devais. En conséquence, j’ai assuré la belle Parangon que j’emploierais toute ma capacité pour vous servir tous deux. En effet, je suis ton ami, et je crois que tu me rends la justice de n’en pas douter. Or il est du devoir d’un véritable ami d’obliger par toutes sortes de moyens celui qu’il aime; et c’est ce que je me propose de faire toujours pour toi, lorsque l’occasion s’en présentera: car on ne doit pas hésiter à causer une mortification passagère à son ami, quand elle doit être suivie d’un avantage réel.
J’ai causé une étrange surprise aux dames, en paraissant chez elles en habit de cavalier: c’est celui que je porte ici le plus habituellement, pour éviter le scandale. Je me suis fait annoncer sous le nom du chevalier Gaudet d’Arras, qui venait de ma part. Mme Parangon ne me reconnaissait pas: j’ai parlé, mon rire, mes tics, tout cela ne me démasquait point encore; je me suis enfin expliqué. Ursule m’a dit qu’elle m’aimait mieux comme ça, et Mlle Fanchette, que j’étais plus joli. Je suis flatté de ces petits compliments; car j’ai aussi ma coquetterie, mon cher, tout comme j’ai ma philosophie: je compose de mes petites qualités, de mes petits défauts, un moi, dont je suis tout à fait content, et que je ne troquerais pas, me donnât-on un roi en échange. C’est une réflexion que j’avais faite souvent, et que j’ai lue depuis, que nous souhaitons, ou que nous envions bien le sort des autres, mais que nous voudrions leur beauté, leurs qualités, leurs talents, sans cesser d’être nous-mêmes; et qu’à tout prendre, il n’y a peut-être pas un homme au monde, qui consentît à être le roi, en cessant d’être lui-même, et d’avoir ses propres pensées, c’est-à-dire son âme: pour le corps on n’y tient pas. C’est que ce changement serait une véritable mort, dont, heureux ou malheureux, nous avons tous horreur. Aussi n’ai-je rien vu de plus sot que nos lois contre le suicide; c’est l’acte d’un fou, et prétendre donner des lois aux fous, c’est être sage comme eux. Si j’étais roi, se tuerait qui voudrait, et il pourrait bien arriver que ces fous, que les obstacles irritent, ne se tueraient pas; c’est un essai que je propose. L’apathique tolérance est une vertu si digne de l’homme, que je voudrais qu’on l’étendît à tout; qu’on souffrît patiemment, sans chagrin, sans humeur, sans cet insupportable égoïsme, qui empoisonne tout, que chacun soit heureux à sa manière; car il est certain, qu’en voulant rendre heureux les hommes, d’une manière contraire à ce qui leur plaît, c’est les rendre souverainement malheureux. Ceci fait un peu contre moi; non pas dans ce que tu vois à présent, mais dans ce que tu ne tarderas pas à voir. Je m’explique donc: c’est qu’il est des sottises destructives du bonheur, et qui l’empoisonnent pour la vie; de celles-là, par exemple, il faut en préserver ses amis, par la persuasion, par la violence, par la fourbe, par tous les moyens possibles. Si mon ami était assez malheureux pour qu’il lui fallût un meurtre, un viol, un incendie pour être heureux actuellement, certes je ne souffrirais pas qu’il fût heureux dans cette manière de voir qui empoisonnerait le reste de sa vie, s’il avait l’atrocité de se satisfaire. Des vœux, des engagements éternels sont du même genre. Et pourquoi se lier irrévocablement à une femme, par exemple, avant l’âge qui nous rend habitudinaires? N’est-ce pas de gaieté de cœur chercher un repentir? Il faut laisser ces engagements aux automates, qui, à la vérité, composent les trois quarts du genre humain; ces gens-là, montés comme une pendule, vont machinalement pendant leur mariage, contents de retrouver chez eux une femme qui les reçoive et les héberge: c’est moins leur épouse que leur hôtesse et leur nourrice, qui leur donne à manger, du plaisir et des enfants. Mais ceux qui pensent, et dans qui s’est de bonne heure développée cette énergie, qui distingue l’être raisonnable de la brute, ils doivent se conserver libres, et ne se vendre à la société, pour ainsi dire, que lorsqu’elle les paie ce qu’ils valent. Jusqu’à ce moment, qu’ils vivent pour eux; ils sont les fleurs du genre humain; plus ces fleurs sont belles, plus elles ont droit de ne pas être utiles: ou plutôt leur beauté est leur utilité; c’est l’honneur qu’elles font à l’espèce humaine qui les acquitte de leur devoir social. Aussi ai-je entendu dire à quelqu’un qui connaissait Voltaire, que ce grand homme avait cette idée de lui-même: idée philosophique et sublime, peu dangereuse, parce que très peu d’hommes ont droit de l’avoir. Je veux te mettre au rang de ces hommes distingués du vulgaire: c’est mon but; voilà ce que je me propose de faire de toi. Quelqu’un me demandera d’où vient que j’ai ce but? D’où vient que je m’attache ainsi à ton bonheur, à ta gloire, pour en faire dépendre mon bonheur et ma gloire? Voici ma réponse. Je t’aime. Mais les âmes de boue qui m’interrogent, ne connaissent sans doute pas l’amitié. Eh bien, j’ai un système, et je veux le prouver. Quel est-il, me dira-t-on? Que sans tous les impuissants étais que d’imbéciles moralistes ont prétendu donner à la vertu, on peut la pratiquer; qu’elle peut subsister avec tous les plaisirs, si fort prohibés par toutes les sectes philosophiques et religieuses. Je veux montrer que moi, au-dessus de tous les préjugés, je suis, en dépit d’Helvétius, l’oracle nouveau de nos philosophes, un ami sûr, désintéressé; que je pratique tous ces actes avec lesquels les prétendus vertueux ont jeté de la poussière aux yeux du genre humain, d’une manière plus parfaite qu’eux. Je t’ai trouvé: je me suis dit, voilà l’homme qu’il me faut pour être mon Omar. Je n’en ferai pas un enthousiaste, mais il serait propre à l’être; et je veux qu’il ne soit que raisonnable: je l’éprendrai de l’amour de la raison; je lui montrerai qu’elle est seule le guide à suivre; je foulerai aux pieds le préjugé devant lui, et quand j’aurai tout fait je lui dirai: «jouis, tu as une âme faite pour jouir; ma jouissance à moi, c’est de voir la tienne.» Et il jouira. Il me fallait une âme sensible; je te l’ai trouvée. Il me fallait cependant un esprit tellement entiché des préjugés, qu’ils fussent une seconde nature: tu avais ces préjugés-là. Y en eut-il jamais de plus ridicules que les tiens au sujet des femmes? Et lorsque pour t’aguerrir, je prêtai les mains au projet de Parangon, ne m’étais-je pas réservé un moyen de cassation? Il était excellent, et j’aurais bien au tourner ton bonhomme de père, si la mort n’était venue, ou si la nécessité l’avait exigé. Je te l’ai déjà dit, je te le répète; les femmes sont une monnaie, qui doit passer de main en main: si la monnaie s’use, si l’empreinte s’efface, tant pis pour elle; nous n’y perdons pas un sou; nous la changeons. Va, mon ami, sans moi, tu étais enterré longtemps avant d’avoir rendu l’âme!