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Lettre 170. Fanchon, à Edmée.

[Comment a été poignardée Ursule, et consolant récit de ses bonnes œuvres, avec ses lettres secrètes.].

13 janvier 1764.

Ô ma chère sœur, ouvre-moi un asile dans tes bras! je suis environnée d’horreurs et d’effroi! Mon mari, si raisonnable, si pieux, si sensible, marche sombre, morne; il ne fait pas attention à moi (c’est la seconde fois que ça lui arrive, et c’est la marque des grands malheurs!…) depuis une fatale lettre qu’il a reçue. Ah! j’en ai reçu ensuite une plus fatale! elle me montre Ursule mourante, expirante, rendant le sang à flots!… Je la vois; je vois son sang; sa lettre en est presque effacée, et à peine la puis-je lire!… Ô Dieu! vous ne voulez pas que nous ayons même la consolation de voir ses vertus! vous nous l’enlevez quand elle édifie, afin d’épouvanter tous ceux qui donneront dans le vice, et pour qu’ils ne se fient pas sur une tardive repentance!… Hélas! la pauvre sœur l’a eue sincère et parfaite; et si Dieu, comme il n’en faut pas douter, lui a remis la coulpe, il ne lui a pas remis la peine: c’est ce que me disait tout à l’heure M. le Curé… Ma chère sœur, on sait ici comme l’infortunée marquise est morte, et je vais te faire ce pitoyable récit.

L’Infortuné induit en erreur par un mot de Laure, qui ne voulait que se débarrasser de ses remontrances, a cru que la pauvre sœur revivait fille avec M. le marquis, sur un pied malhonnête. Il en a été si indigné, qu’il est entré en furie, oubliant qu’il était lui-même sous la main de Dieu qui le châtiait, ou plutôt s’en souvenant trop bien! et se regardant comme un instrument de punition, qui devait exécuter les vengeances du Dieu terrible. Il a été du côté de l’hôtel du marquis, la rage dans l’âme. Il semblait que la céleste justice lui amenât sa victime – personne dans la rue; Ursule descendant seule de la voiture, le domestique qui avait ouvert la portière, s’étant arrêté à ramasser quelque chose qu’il avait laissé tomber. Ursule a trébuché en descendant: le malheureux, voyant, ou croyant voir par tout cela, une fille, qui n’était pas trop respectée, il s’est avancé, et la revoyant jolie, à la faible clarté qui restait (car c’était le soir à la chute du jour), il n’a plus douté qu’elle ne fût coupable. Transporté de rage et désespéré, il a pensé en lui-même: Tombe au fond de l’enfer, et moi avec toi. Il a frappé, en disant… ce que porte la fatale lettre que je tiens!… Le domestique n’est venu qu’à temps, pour recevoir sa maîtresse qui tombait sans pousser un cri. D’abord, il ne voyait pas le sang, et croyait qu’elle venait de faire l’aumône à un gueux qui s’éloignait: l’autre domestique, qui était encore derrière le carrosse, et qui regardait ailleurs, n’est accouru qu’appelé par son camarade, pour lui aider à porter leur maîtresse mourante, et qui ne se plaignait toujours pas, sinon qu’elle a dit: «Ôtez-moi d’ici; je me trouve mal.» Il a donc eu le temps de s’éloigner à pas lents, et se retournant souvent, comme il a fait. On a placé notre infortunée sœur sur son lit; la plaie s’était presque refermée; le sang s’était caillé, et ne coulait plus. Elle a mis la main à la plume, et m’a écrit: mais elle n’a pu achever de tracer le dernier mot; le sang lui sortait par la bouche. Elle est expirée, avant qu’on ait pu lui donner aucun secours; et il n’y avait pas à lui en donner. Son ancienne femme de chambre qu’elle a toujours eue avec elle, a pris sa lettre pour moi, et l’a serrée, pour me l’envoyer sous une enveloppe, à cause du sang qui la tachait, et qui ne permettait pas de la mettre ainsi à la poste; et voici ce que m’écrit cette pauvre fille:

Lettre de Marianne Frémi, à Fanchon.

Madame,

La lettre ci-incluse vous apprend la perte que nous venons de faire! Hélas! Madame n’est pas la plus à plaindre! C’est ceux qu’elle laisse ici, et surtout moi, qui n’avais de soutien qu’en elle! Je l’ai toujours aimée, mais surtout en ces derniers temps, où elle vivait comme une sainte, n’ayant en rien les défauts des dévotes que j’ai connues: car ma chère maîtresse n’était que douceur et bonté envers un chacun de nous et surtout envers moi. Je n’ai jamais vu une pareille humilité et bonté: elle nous servait dans nos maladies, nous excusait dans nos fautes, et si nous faisions quelque chose de bien, elle l’exaltait au-dessus du peu qu’il valait; sa maison était un paradis, et par elle seule. S’il y avait quelque différend entre les gens de la maison, dès qu’elle le savait, elle y courait, non pour gronder, mais pour réconcilier; on l’a vue maintes fois demander pardon pour celui qui avait tort. Tout le monde en avait quelquefois les larmes aux yeux; et quand elle passait devant son monde, avec l’air gracieux qu’elle savait prendre, quoique quelquefois elle vînt de pleurer, un chacun était transporté de joie de son salut obligeant. Elle n’oubliait pas le moindre garçon d’écurie, et elle disait un mot à chacun la première fois qu’elle les voyait de la journée: et elle veillait à ce qu’il ne manquât rien à personne, tant pour le linge, que pour la propreté des habits; quant à la nourriture, elle venait y voir elle-même tous les jours à la cuisine sans manquer, pour que tout fût bon et proprement. Ses charités pour les pauvres ne se bornaient pas à donner; elle leur rendait toutes sortes de services par la famille de son mari, et par son mari lui-même dans le derniers temps. Mais il fallait la voir servir les pauvres dans les prisons! elle descendait au fond des cachots, et tâchait de toucher ces âmes dures, par les plus tendres discours, au point qu’elle a fait souvent pleurer les geôliers eux-mêmes, et quelquefois le coupable. Le saint jour de Noël, qu’elle a été poignardée, j’étais avec elle aux cachots elle avait toutes sortes de rafraîchissements avec elle, qu’elle a donnés; elle a fait changer la paille; elle avait obtenu un adoucissement pour les fers de deux malheureux, et elle a elle-même frotté avec une pommade adoucissante les places rouges et douloureuses des chaînes: elle en a fait manger un; elle l’a fait nettoyer devant elle; elle a calmé sa rage emportée, en le plaignant, en pleurant sur lui. Ce misérable l’a bénie, lui qui ne faisait que maudire, depuis le moment qu’il avait été pris. Je ne finirais pas de vous tout raconter. Je la quittai ce jour-là, en passant devant notre porte, le mauvais air des cachots m’avait suffoquée, et je n’en pouvais plus: mais ma maîtresse était infatigable; elle ne voulut pas omettre la Tournelle. C ’est en revenant de là… Ô madame! elle est sainte, et je la prie, depuis le malheur; car elle a fait tout ce qu’ont fait les saints… Que ne puisse vous tout dire! Quand son mari la méprisait… mais il est mon maître, et je le respecte comme elle m’en a donné l’exemple. Je finis, madame; me disant avec considération,

Votre, etc.

Je vous envoie une terrible lettre! dont vous augurerez une chose qui fait frémir.

On peut dire, ma chère sœur, que voilà un bel éloge de la pauvre infortunée, qui, si elle avait encore eu quelques taches, en aurait obtenu la remise, par sa cruelle mort et sa sainte résignation. Mais ce coup-ci m’accable encore plus que tous les autres. Mon Dieu! j’avais une si tendre et une si bonne amie, et vous me l’avez ôtée, quand je l’aimais, et quand elle m’aimait si tendrement!… Car je ne saurais rendre la moitié des amitiés qu’elle me faisait: et vous savez, chère sœur, qu’elle n’oubliait personne de la famille. Nos affaires, à tous, prospéraient par elle, et par l’excellente dame Parangon, qui souvent se cachait sous le voile de notre sœur, comme je l’ai quelquefois découvert par les lettres d’Ursule, que je vais joindre à la mienne, très chère Edmée; te priant et conjurant d’en avoir soin, comme de reliques précieuses, pour me les rendre à ton voyage ici, que j’espère, et dont j’ai si grand besoin! Elles sont enveloppées dans un parchemin, pour les mieux conserver, sur lequel est écrit de la main d’elle-même, à ma prière:

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