Lettre 3. Mme Parangon, Au Père R**.
[Elle redemande Ursule, et nous fait la déclaration de la tromperie qu’on a faite à Edmond.].
9 octobre.
Je félicite ma bonne amie Ursule d’être retournée auprès de vous, Monsieur et Madame: elle ne saurait être mieux. Cependant, elle m’est si chère, et je m’y étais déjà tellement attachée, que j’espère que vous me la rendrez bientôt: car je ne renoncerais pas volontiers au plaisir que sa société m’a procuré pendant le séjour qu’elle a fait ici. Mais j’ai été charmée qu’elle vous accompagnât, pour suppléer aux détails que je ne pouvais vous faire, et dans lesquels je ne me hasarderai jamais d’entrer par lettre; tout ce que je puis vous dire, c’est que si j’ai fait manquer le mariage d’Edmond avec ma cousine, c’est que je n’ai pas cru qu’il fût honorable pour lui, ni même avantageux pour elle dans sa position. Elle a eu le malheur, sinon de manquer de sagesse, au moins de manquer de courage, ou de bonheur, en se laissant tromper par un homme, qui sans doute a employé des moyens au-dessus des forces et des lumières d’une jeune fille: car ma cousine est honnête, et je l’ai connue très estimable. On ne change pas ainsi de caractère, ni aussi promptement, et on ne se laisserait pas séduire par un homme marié, si ce dernier n’employait qu’une séduction ordinaire. Mais tout en excusant ma pauvre cousine, autant que je le dois, je n’ai pu souffrir qu’on trompât un jeune homme, qui a droit à la protection de ceux qui l’ont attiré chez eux; et je me serais crue très coupable, si je ne l’avais pas empêché, le pouvant. Je vous prie instamment, Monsieur et Madame, de garder le silence sur cette malheureuse aventure, et de me croire, avec tous les sentiments que vous méritez,
Votre, etc.
COLETTE C, Fme Parangon.
P. -S. – J’attends votre Ursule, et la mienne, le plus tôt possible; faites-moi ce plaisir; j’en serai reconnaissante.
À Ursule.
J’espère que ton père voudra bien te lire ces deux lignes:
Je désire beaucoup ma bonne amie Ursule, et je la prie de compter sur moi tant que je vivrai.
Lettre 4. Ursule, à Fanchon Berthier.
[Elle est retournée à la ville, et commence à laisser voir un peu de goût mondain.].
23 décembre.
Ma chère bonne amie,
Nous nous félicitons, mon frère Edmond et moi, du bonheur dont va jouir notre cher aîné, en t’obtenant pour femme; tu étais déjà notre sœur par l’affection, et de plus mon amie dès l’enfance, à moi; je ne puis donc que bénir un mariage, qui va resserrer les nœuds qui nous unissaient, et donner à l’aîné de notre famille une compagne, telle que le fut pour notre bon père, Barbe de Bertro. Ma chère bonne amie! tu vas avoir, de ton côté, un bon mari! Pierre est un garçon sage, craignant Dieu, n’ayant ni dans ses discours, ni dans ses actions, ni je crois dans ses plus secrètes pensées, aucune idée puérile et frivole; tu es sérieuse, raisonnable, aimant l’occupation: vous serez bien assortis. Mais, chère sœur, et c’est l’avis de Mme Parangon, ne néglige pas un peu de coquetterie dans ta mise quand tu seras mariée; les femmes de chez nous l’abandonnent trop vite! Tu es si jolie, comme tu te mets! ne pourras-tu continuer!… C’est la sincère amitié que je te porte qui me fait te parler comme ça, et aussi librement, désirant que tu sois toujours autant aimée, chérie et désirée de ton mari, que tu l’es à présent, du moins tant que la jeunesse durera; et il y a loin d’ici qu’elle cesse, Dieu merci! Je regarde ici que Mme Parangon est mise comme si elle était fille; c’est une propreté, un soin!… et ça fait beaucoup, chère sœur; car enfin, si une femme est négligée dans ses habits et le soin d’elle-même, tout, le monde la laisse là; au lieu que celle qui est plaisante, agréable, comme Mme Parangon, porte la vie et la joie partout où elle daigne se montrer. Je te dirai que cette jolie dame me paraît très bien disposée pour mon frère et pour moi, mieux que je ne saurais te l’écrire; mais je te dirai ça de bouche, à notre entrevue prochaine; car enfin, elle est prochaine, cette fête tant désirée!… Je te dirai aussi, que j’ai vu Mlle Manon, sans qu’elle me vît: c’est en vérité une jolie fille! quel dommage!… Mon frère la regardait, sans savoir que je l’examinais: je ne l’en crois pas si dégoûté qu’on croirait bien, et que Mme Parangon le pense; car il la regardait, ce me semble, avec bien du plaisir! je ne sais pas, mais cette fille-là est très aimable, et si j’étais garçon, il me semble qu’une figure comme ça me ferait oublier bien des choses!… Mais je suis femme, et les hommes ne sont pas si indulgents pour nous. Quant à Mme Parangon, elle a, je crois, des vues fort avantageuses pour mon frère, et je lui ai entendu parler de sa jeune sœur, qui doit venir ici, comme si elle pensait à lui pour elle. Mais Mlle Fanchette est bien jeune!… si c’était l’aînée, qui fût encore fille… J’ai l’autre jour lâché ce mot-là devant Edmond. Oh! si tu avais vu ses yeux! ils auraient mis le feu à de l’amadou, comme ils ont brillé. Le gaillard! il lui en faudrait!… Mais pour revenir, la petite Mlle Fanchette C** est bien jeune, et l’aînée est bien belle! et Mlle Manon est bien piquante, comme on dit ici; je sens que mon frère (qui est aussi le tien), doit être bien embarrassé! Et, en vérité, je crois qu’il ne l’est pas pour un peu, ma chère Fanchon! Et plus je l’étudie, et plus je crois qu’il l’est, et qu’il doit l’être. Je m’en suis souvent aperçue, et surtout hier, qu’il vit passer Mlle Manon, et qu’un petit moment après il regarda Mme Parangon, qui descendit vers nous; dans un instant où elle tournait le dos, il porta sa main à son front, avec un regard! un geste!… comme s’il avait dit: Oh! que ne puis-je!… Du moins voilà comme j’entendais ça…
Je te dirai aussi, pour ne te rien cacher, qu’un de ces jours, comme j’allais dans la chambre de Mme Parangon, j’y ai trouvé son mari, au lieu d’elle: j’en ai véritablement eu peur, et j’ai fait un ah! de frayeur: Il s’est mis à rire, et m’a dit: «Ah, ah, vous avez peur de moi! je ne vous aurais pas embrassée, mais vous le serez pour vous apprendre…» Oh! comme il embrasse! quel homme! je j’aurais battu, si je l’avais osé. La pauvre Manon! comme elle a dû souffrir avec cet homme-là! car en vérité il est impossible qu’on l’aime; il a des yeux, des façons… Aussi sa femme ne l’aime-t-elle guère, et je serais tout comme elle, si j’étais à sa place; depuis ce qu’il m’a fait, je ne saurais plus le sentir…
Comme je babille! Adieu, et à te voir, petite sœur! je ne montrerai cette lettre à personne d’ici; c’est bon pour d’autres, ou je n’aurai pas été si sincère. Ta bien bonne amie, et sœur.
URSULE R**.
Mes enfants: vous voyez comme cette pauvre sœur commence d’être légère, et comme sa tête est déjà remplie de mondanités! Hélas! c’est ainsi que la perversion commence toujours à la ville; excusable d’abord, à ce qu’on croit; mais allant rapidement au dernier période.