Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

J’ai fait signer cette décharge à ta sœur, comme une lettre à tes parents, où je la priais de mettre sa signature pour les tranquilliser. Elle ignore ce qu’elle a reconnu, et je crois qu’il est à propos qu’elle n’en soit pas de sitôt instruite. Le mal est fait: en exigeant un prix aussi fort, pour acheter le silence d’Ursule, je n’ai pas seulement en vue de lui faire un sort, mais de diminuer aux yeux, du monde, et d’une famille distinguée, la distance que le rang et les richesses mettent entre ta sœur et le marquis de ***: cent mille écus sont une dot honnête; et si l’attentat avait des suites, qu’un fils, par exemple, vînt appuyer des droits légitimes, nous pourrions prétendre à un mariage: c’est un plan que je n’abandonne pas; au contraire, toutes mes démarches, et en particulier celle-ci, tendent à le réaliser.

Ainsi, mon cher il s’agit ici d’acquitter la parole d’honneur que je viens de donner aux parents du marquis, en leur remettant la déclaration, et en recevant d’eux, en bons effets, la somme convenue. Je la place sur-le-champ: parce qu’un notaire de ma connaissance se trouve avoir un fonds très avantageux à vendre à l’amiable, l’acquisition produira au-delà de l’intérêt ordinaire, c’est une excellente occasion! Les vendeurs partent pour les colonies, et, ils sont enchantés d’emporter une somme ronde avec eux; cette considération leur a fait rabattre du prix une vingtaine de mille francs. Ce nouvel acte vient d’être signé par Ursule, en ma présence: ainsi tout est fait. Je compte sur ton amitié, sur quelque reconnaissance pour mes soins, sur la considération de ton intérêt; je dis plus, de ta sûreté: car avec la déclaration d’Ursule, la famille, en cas de vengeance, te perdrait sûrement. Je suis,

Ton fidèle ami, à toute épreuve.

P.-S. – Le conseiller vient d’arriver: de la prudence avec cet homme! Mon intention est de ménager tous les partis, de les tromper s’il le faut, et de n’être utile qu’à toi.

Lettre 40. Ursule, à Fanchon.

[Elle raconte son malheur à ma femme, et en reconnaît la cause. Ensuite elle met son âme à nu, disant ce qu’elle a tu dans la lettre à Laure.].

10 novembre.

C’est entre la mort et la vie, que je t’écris, chère sœur; mais je crois pourtant que je suis mieux: du moins j’ai plus de courage. Quel triste sort m’attendait à Paris! Et quel a été le terme de mes trop mondaines espérances! J’ai perdu… ce qu’on ne recouvre jamais, et j’envie le sort de ces filles que je regardais comme bien au-dessous de moi, mais qui sont à présent au-dessus; elles ont l’honneur, et je ne l’ai plus!… On a beau me dire que la violence… La violence faite à Thamar ne lui ôta pas moins sa qualité de fille, et l’infortunée passa ses jours dans la honte et dans la douleur!…

Chère amie! je ne veux pas que tu saches mes malheurs par d’autres que par moi; on pourrait te les affaiblir, en te les racontant; je veux te les peindre tels qu’ils me sont arrivés. Ils sont une punition du Ciel: si je n’avais rien écouté; si je n’avais pas souri au crime, aurait-il jamais osé porter la main sur moi! Tu le sais, je ménageais le marquis; j’ai fait la faute de lui répondre par écrit de lui parler, on ne se doute pas ici des torts que j’ai eus; mais je les sais, moi, et ils ont toujours été l’une des causes de mon désespoir. Bien plus, j’étais avertie que l’odieux marquis devait entreprendre quelque chose contre moi dans la journée, et mon cœur s’est gonflé d’orgueil; j’ai eu la vanité de me considérer d’avance comme une héroïne enlevée qui n’aurait qu’à dire un mot pour se faire obéir par son ravisseur. Je n’ai rien craint, rien redouté; je me croyais trop adorée, pour qu’on osât entreprendre quelque chose qui pût me déplaire. J’ai été plus loin, j’ai bravé un serrement de cœur, que j’éprouvais depuis deux jours; et qui s’était augmenté depuis la soirée des échelles de corde, dont je t’ai parlé. Que je suis punie de ma vanité sotte, et de mon imprudent orgueil! Tu vas en juger par mon récit.

Tu sais, ma chère sœur, que j’étais dans une situation singulière, lorsque je t’écrivis ma dernière lettre, précisément la veille de mon malheur. Je ne crois pas aux pressentiments, d’ailleurs mes inquiétudes avaient pour objet deux autres personnes, au sujet desquelles je ne suis guère tranquillisée: je t’en dirai deux mots en finissant. Nous partîmes de bonne heure pour aller à la promenade, à cause du beau temps. Je ne m’étais jamais sentie tant de vanité que ce jour-là: pas un homme qui ne s’arrêtât pour nous regarder, Mlle Fanchette et moi, et qui ne nous adressât des choses gracieuses… J’ai payé cher ce plaisir frivole!… Le marquis nous suivait, et sans doute il fut témoin de cette admiration qu’on nous marquait; peut-être hâta-t-elle l’exécution de son dessein, en donnant plus d’activité à sa criminelle passion… À notre retour, il m’enleva. Je ne voulus ni crier, ni me défendre. Je n’avais même aucune frayeur; mais je m’aperçus bientôt que j’avais affaire à de vils agents, qui exécutaient leurs ordres en automates: l’état gênant où ils me mirent, en me couvrant la bouche, et même les yeux, me fit évanouir. Je revins à moi chez le marquis: il se présenta en riant. Je le traitai comme il convenait à une femme outragée, qui parle à un homme dont elle se croit la maîtresse adorée. J’exigeai qu’il punît ses agents. Il les a effectivement punis, de la manière la plus complète, à ce qu’il me paraît. Mais je me fis tort par-là; il crut m’avoir satisfaite, et lorsque j’exigeai ma liberté, je reconnus que les hommes ne nous sont pas aussi soumis, malgré leurs adulations, qu’ils tâchent de nous le persuader; je ne fus pas obéie à beaucoup près! je te l’avouerai, je m’abaissai aux prières les plus humbles, jusqu’à promettre d’écouter ses vœux, s’il voulait me rendre à Mme Canon. Je vis dans ses yeux qu’il avait d’autres desseins; une frayeur puérile succéda aussitôt à mon excès d’audace; je m’évanouis. L’infâme (c’est le nom qu’il mérite), m’a dit ensuite, qu’il croyait que je l’avais fait exprès. Il abusa de ma triste situation pour satisfaire sa brutalité. J’étais entre la mort et la vie: car j’avais une connaissance confuse de ce qui se passait; je voulais m’écrier, et je sentais que ma langue était liée. Enfin, je repris connaissance. Mon premier mouvement fut de le déchirer. Je fis un effort qui épuisa mes forces, ou plutôt qui me montra que je n’en avais plus. Il est impossible d’exprimer à combien d’indignités je fus exposée dans cette triste situation: le malheureux agissait comme si j’eusse été sa complice… J’entendais ses expressions et ma langue ne pouvait se délier pour le démentir. Mais l’excès de mon désespoir le toucha enfin, ou le rebuta, je ne sais lequel. Il passa dans une autre pièce, et il dit tout haut à deux femmes, la honte de notre sexe, qui le servent dans ses débauches: «Voyez donc ce qu’elle a! je crois en vérité qu’elle est réellement évanouie.» Elles le regardèrent en ricanant, et elles vinrent auprès de moi; je les voyais, je les entendais, mais je ne pouvais leur parler. L’une me tâta le pouls, et elle fit à l’autre un signe alarmant: «Elle se meurt! ceci est sérieux! il faut le dire à monsieur!…» Celle à qui l’on parlait se prit à rire, en répondant une chose très grossière. Elle alla trouver le marquis. Il revint: je crus qu’il allait insulter à mon malheur; mais il fit un geste de désespoir, et il leur dit: «Ne négligez rien! Ah Dieu! si j’étais assez malheureux pour causer sa mort, je ne me le pardonnerais pas! Bon! répondit la plus méchante des deux femmes, c’est une bégueule! est-ce qu’on meurt de ces choses-là!» Le marquis la fit taire, et on me laissa tranquille, par l’ordre d’un médecin, qui ne m’aborda que les yeux bandés, je crois, mais je n’en suis pas absolument sûre à présent. Les femmes me forcèrent, par toutes sortes de moyens, à prendre ce qui m’était ordonné; j’avais une si grande frayeur du marquis, que dès qu’on prononçait son nom, je tressaillais; elles s’en aperçurent, et elles employèrent ce moyen, pour m’obliger à recevoir tout ce qu’elles me présentaient; la menace de faire entrer le marquis m’eût fait avaler du poison. Je me remis un peu. Lorsqu’on vit que j’avais recouvré toute ma connaissance, on me présenta une lettre du marquis, que je rejetai avec indignation.»Lisez sa lettre, me dit une des femmes, où il va paraître lui-même.» Je lus donc cette odieuse lettre, que j’ai retrouvée dans mes poches, et que je t’envoie.

36
{"b":"100939","o":1}