GAUDET.
– Le voilà bien! a dit Mme Parangon, en achevant de lire: quel homme!… Voyez-le donc; car c’est un démon, et il vous déterrerait partout: mais de la prudence! et surtout de l’attachement aux excellents principes que vous avez reçus de vos parents!».
Voilà, ma très chère Fanchon, où nous en sommes: car ce dernier trait est d’hier, comme je te l’ai dit. Adieu, chère bonne amie, etc.
Lettre 9. Ursule, à la même.
[Elle parle de la manière dont Edmond fut terrassé de ma lettre, au sujet de sa faute avec Laurote.].
2 juin.
Oh! ma chère sœur! que ton mari a écrit durement! La faute est grande, mais le reproche est trop dur, pour un cœur comme celui d’Edmond! il est éperdu, et ne sait que devenir! Je suis la seule qui ai vu, et encore à son insu, la lettre qu’il vient de recevoir, et je ne sais si j’en dois parler; car c’est une chose qui n’est pas de nature à être communiquée, non pas même à Mme Parangon…
Ô mon Dieu! que viens-je d’entendre! L’homme chargé de la lettre sait ce qu’elle contient, et il l’a dit à la femme d’Edmond! Il faut que je demande à l’aller voir… Eh! comment donc ton mari a-t-il fait cette faute, lui… Il y a quelque chose là-dessous, et vous verrez que ça n’est pas vrai, qu’on aura mal compris; que notre cousine sa mère, aura interprété le silence de sa fille, à cause qu’Edmond l’a bien aimée dans notre jeune âge. Il faudrait que Laurote fût une grande misérable, d’avoir ainsi manqué de sagesse! elle serait la seule criminelle, et je ne la plaindrais pas: car un garçon, à ce qu’il me semble, quand il trouve une fille faible, avance toujours, pour voir où elle le réprimera: «Sachant fort bien, comme nous le disait hier Mme Parangon, que c’est à nous qu’est le rôle de résistance, et se tranquillisant à cet égard absolument sur nos bons principes: et quand il voit que nous en manquons, il en est tout étonné, mais il presse toujours la malheureuse fille, parce qu’il y a pour lui une véritable gloire à en triompher; cela marque son mérite en tout genre, sa beauté, son esprit, son adresse, et son talent de se faire aimer, qui renferme toutes les autres qualités. C’est donc à nous à toujours résister; puisque notre gloire est tout l’opposé de celle des hommes; car quand nous sommes humiliées, ils sont réellement exaltés, quoi qu’en veulent dire les femmes-hommes de notre siècle.» Ma chère sœur, écris-moi ce qui en est, d’après de bonnes informations, et que je rassure ici tout le monde. Oh! si tu savais ce que je sais, tu verrais bien qu’Edmond n’est pas capable d’une chose comme celle-là…
On ne veut pas que j’aille voir ma belle-sœur; et comme on sait tout, j’en devine la raison: nous partons demain matin pour Paris, Mlle Fanchette et moi; Mme Parangon vient de me l’annoncer, comme j’étais accourue auprès d’elle, pour m’informer. Je crois avoir entrevu Edmond, à qui je n’ai pas demandé à parler, m’apercevant bien qu’on me le cachait. Il avait la main sur son front, et il cachait son visage, comme lorsqu’on est dans une profonde douleur. J’étais si fâchée de partir sans ma protectrice, que j’en ai pleuré: «Je pars, et vous restez!» me suis-je écriée.»Il le faut», m’a-t-elle dit! Cette aventure malheureuse, qu’on me cache, avance notre départ, de peur que nous ne l’apprenions; et encore peut-être, de peur que nos chers parents ne me fassent revenir. Adresse-moi donc ta réponse à Paris; et encore, où? Il faudra attendre que je te récrive, chère sœur. Tout est ici en combustion; je vois, sans en faire semblant, le trouble qu’on veut me dérober; car Mme Parangon se cache de moi; mais je m’aperçois qu’elle pleure. Tout à l’heure, je l’ai entendue; elle se croyait seule, et disait, la larme à l’œil: «Dieu me punit cruellement! et peut-être un jour, moi-même, serai-je l’infortunée victime de ce jeune imprudent!» Elle disait cela avec des sanglots. Adieu; je cachette bien vite, et je vais prier Vezinier d’être plus prudent au retour, qu’il ne l’a été ici.
Je vais donc partir pour la grande ville!… mais bien tristement! J’ai le cœur serré!
Lettre 10. Fanchon, à Ursule.
[Tableau de douleur, et lettres de fausseté, dont ma femme lui fait part.].
14 juin.
Chère sœur,
J’ai appris votre adresse par Mme Parangon, à un voyage que nous avons fait à Au**, pour voir le cher frère Edmond, qui est bien malade: mais il faut qu’il y ait un peu de mieux, puisque je vous écris. C’est Mme Parangon qui nous avait mandés, comme vous le verrez par la lettre, ci-jointe… Hélas! il y a eu bien des malheurs! la pauvre Manon (Dieu lui fasse paix), a fini douloureusement ses jours par un double poison, celui de la jalousie au sujet de ce que vous savez, et un autre qui tue plus vite le corps… Vous m’entendez… Cependant, ma très chère sœur, vous aviez bien raison, dans ce que vous m’avez marqué, qu’Edmond était incapable d’une action pareille! Et ce nous est, à mon mari et à moi, une grande consolation! quoique Edmond ait démenti la lettre de son ami qui le dit, j’aime à en croire M. Gaudet de préférence. Vous allez en juger; je me suis emparée de cette lettre, pour la remontrer quelque jour à nos bons père et mère, quand ils seront de sens froid: ce qui me fait croire qu’Edmond pourrait bien dire ça, dans le dessein de ne pas faire passer Laurote pour une malheureuse, c’est que sa femme étant morte, il n’a plus de raison de craindre pour elle l’effet de ce qu’on lui attribue. Mais, moi, je regarde la lettre comme bien croyable: car enfin, pourquoi M. Gaudet aurait-il fait une chose comme celle-là?
Je vous dirai que j’ai vu ici bien des douleurs, dont je suis charmée que vous n’ayez pas été témoin; car vous l’auriez été; on vous allait envoyer chercher pour redemeurer ici, quand on a su que vous étiez partie: cela a d’abord fait différer; ensuite on a eu peur de fâcher Mme Parangon, en lui marquant de la défiance. Ma chère sœur, le triste et pieux spectacle, qu’un père vénérable qui maudit! j’ai tressailli jusque dans les entrailles, en l’entendant maudire, et nous nous sommes tous jetés à genoux devant lui. Mais sa colère ne se calmait pas; elle était encore animée par notre cousine, la mère de l’infortunée: notre père voulait partir pour aller châtier Edmond; il allait, il venait; il ne se possédait pas: cet orage faisait trembler; car il ne jetait sur nous tous qu’un regard sombre. Il a pourtant été à l’église; et on dit, car je ne l’ai pas vu, qu’il s’est mis à genoux sur la tombe de son père, et qu’il s’y récriait seul: «Des enfants! des enfants! ô mon Dieu! je vous ai demandé des enfants, et vous me les avez donnés dans votre fureur!» Et mon mari, dit-on (car il ne m’en a pas touché un mot, et je n’ai osé l’interroger là-dessus), s’est approché doucement et en tremblant derrière lui, et lui a dit, en se prosternant, et baisant la poussière: «Non pas tous, mon père!» Et le vieillard vénérable est resté immobile à ce mot de son fils aîné; il s’est tu plus d’un quart d’heure; ensuite il a dit à son fils: «Bénissons-en Dieu ensemble, mon fils, sur la tombe de mon digne père: que Dieu punisse le coupable, et bénisse les bons! – Ô mon père! s’est écrié Pierre, si vous n’aviez été mon père, je vous aurais fermé la bouche, au premier mot de ce maudissons! mais vous êtes mon père, sur la tombe du vôtre, doublement sacrée en ce moment ici pour moi: mais veuillez rétracter, en priant Dieu; car mon pauvre frère serait perdu à jamais!» Et le vieillard s’est mis à pleurer, et il a prié bas, sans répondre à son fils, qui a bien vu qu’il rétractait: et ils sont revenus ensemble, le père s’appuyant sur le fils, et le fils tenant un bras passé autour de son père, d’une façon d’amitié d’une part, et de respect de l’autre, qu’un chacun qui les voyait en était attendri; car ils sont bien aimés, tant le père que les enfants; et tout le monde d’ici disait, qu’Edmond n’était pas capable de ça. Mandez-moi, chère sœur, de vos nouvelles; car je me sens de l’inquiétude pour vous, du depuis que vous êtes dans ce Paris; et il me semble à chaque lettre qui vient de la poste, qu’il peut y avoir dedans quelque malheur à votre sujet. Ô chère petite sœur! pauvre Brebiette si douce et si jolie, au milieu des loups, que n’êtes-vous ici!