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Je vous rêve souvent, et quoique je n’aie pas foi aux rêves car mon mari dit que ce sont des chimères, si est-ce que je ne rêve qu’en mal, et ça ne me fait pas plaisir. Je prie tous les jours le bon Dieu pour vous et pour Edmond, après mes devoirs, et avec bien de l’ardeur; je vous assure! Adieu, chère petite sœur: et puissé-je avoir de plus heureuses nouvelles de peu en ça à vous mander!

Lettre de Mme Parangon, à Pierrot et à sa femme.

Mon cher Pierre, et ma chère Fanchon,

C’est à vous que je m’adresse de préférence, pour vous annoncer la maladie où le désespoir a réduit votre cher frère Edmond. Dès qu’il vous eut écrit la lettre, qui vous annonçait la mort de sa femme, une fièvre violente le saisit, et dans la même soirée il eut le transport. Je ne vous ferai pas les détails de ce cruel commencement de maladie, où il disait des choses, tant au sujet de l’infortunée qu’au mien que je n’oublierai jamais. Je puis vous assurer que j’ai pris de lui les mêmes soins que s’il eût été mon frère, comme il est le vôtre; car il est le mien de cœur et de volonté. Mais ne m’en ayez aucune obligation; l’humanité seule et mon penchant suffisaient pour m’obliger à m’occuper de ce cher malade, et l’une et l’autre ont été mon dédommagement. Ainsi, je laisse là ces détails, quoique je sache qu’ils vous intéressent beaucoup, pour vous entretenir du départ de mon Ursule; que je regarde comme réellement à moi, autant par l’amitié qu’elle m’inspire, que par celle qu’elle a pour moi; non que je prétende m’emparer de son affection, pour l’ôter à vos chers parents et à vous, à qui elle sera toujours, par la tendresse filiale ou fraternelle; mais elle est à moi, par le bien que je lui veux.

Dès que le malheur fut arrivé, je décidai son départ, comme je sais qu’elle vous l’a écrit; et elle se conforma en tout à ma volonté avec sa douceur ordinaire. Depuis qu’elle est avec moi, je ne lui ai remarqué que des qualités, et pas un défaut; et voici l’idée que je me suis formée de son caractère. Elle est douce par tempérament: haute par l’éducation libre et républicaine que vous a donnée votre père. Elle regarde le déshonneur comme une tache matérielle en quelque sorte, et dans ses idées, elle serait capable de dire le même mot qu’un jeune gentilhomme disait un jour d’un officier qui avait reçu un soufflet: il s’approcha de celui qui le venait de nommer, et lui dit avec un naïf étonnement: «Il n’est pas changé!» De même si Ursule voyait une de ces femmes déshonorées par leur inconduite, elle la considérerait avec un étonnement naïf, qui lui ferait demander si elle mange, boit et dort comme nous? Elle s’imaginerait qu’une libertine devrait être tout autrement constituée qu’elle. C’est une chose dont je me suis aperçue, à l’égard de l’infortunée que nous pleurons. Ursule était instruite des premières. Aussi ne la regardait-elle d’abord qu’avec une curiosité de frayeur: mais lorsqu’elle l’a connue particulièrement, elle a pris pour elle la plus tendre amitié, une estime sincère, et tous les sentiments obligeants. Vous pensez bien que j’en étais charmée. Mais j’avais une crainte pour ma jeune amie, en qualité de son institutrice et de sa seconde mère, puisque je remplace à son égard Barbe de Bertro: je voulus savoir un jour, si elle ne regardait plus certaines fautes comme aussi graves qu’à son arrivée ici. Je la questionnai adroitement, et voici comme je connus sa façon de penser:

«Tu aimes bien Manon, Ursule? – Beaucoup, Madame! – C’est bien: il faut aimer ta sœur. – Et votre cousine. – Et mon amie. – Ah! ce titre-là me la rend bien chère!… Voyez pourtant! c’est avec raison que l’Évangile dit que les jugements téméraires sont un grand péché! – C’est une belle vérité, ma bonne amie: mais comment l’appliques-tu ici? – Par exemple, vous, Mlle Tiennette et moi, n’avons-nous pas cru que Manon était une libertine? Cependant, depuis que je la connais, je vois que cela ne se peut pas, et que nos yeux nous avaient trompées: elle agit tout comme nous, elle parle de même, elle est faite de même; ainsi, cela ne saurait être: j’ai bien vu que vous le pensiez aussi, et je l’ai aimée au double, à cause qu’elle n’a pas fait à mon frère Edmond les vilaines choses que j’avais crues d’abord, ainsi que vous.» Je ne lui répondis rien; mais je l’embrassai, en pensant tout bas: Respectable et précieuse innocence! combien serait coupable celui qui te porterait la première atteinte! Outre le péché en lui-même, ce serait encore un horrible sacrilège!… Quand j’eus dit cela à Tiennette, afin qu’elle ne détruisît pas l’heureuse idée qu’avait Ursule, cette bonne fille me répondit, qu’elle s’en était aperçue, et qu’elle s’était proposée de m’en parler, pour me demander mes conseils.

Vous jugez, d’après cela, cher Pierre et chère Fanchon, si je dois aimer mon Ursule, et avoir confiance en elle! Aussi lui ai-je donné ma sœur pour compagne; je veux qu’elles soient inséparables jusqu’à leur établissement.

Il ne me reste plus qu’à vous parler de nos adieux, à l’instant de la séparation. Je n’étais pas trop à moi, comme vous pensez. Quand Ursule sut qu’elle allait partir avec Fanchette, sous la conduite de Mme Canon, elle me regardait avec des yeux interdits; car je n’avais pas encore prononcé le mot: «Je reste». Mais quand une fois j’eus dit: «Il faut que je reste à cause d’Edmond», je vis le bon naturel d’Ursule, son bon caractère, son amitié pour moi, et sa tendresse pour ses parents dans ses regards et dans sa réponse. Ses yeux devinrent humides. Elle fit un mouvement les bras étendus, pour venir à moi: elle s’arrêta, me regarda tendrement, et me dit enfin: «Je pars, et vous restez! mais il le faut, et je vais être orpheline tout à fait; je n’aurai plus que la sœur que vous m’avez donnée!… Cependant, permettez-moi de vous dire, qu’il est juste que je ressente la douleur d’être éloignée de mon digne père et de ma bonne mère; votre compagnie l’aurait trop affaiblie; ainsi je la sentirai, sinon avec plaisir, puisque la douleur y est contraire, du moins avec contentement de la sentir: car toutes les fois que je sens cette heureuse douleur, de l’éloignement de ma bonne mère surtout, cela me rappelle de qui j’ai le bonheur d’être fille, et de qui j’ai l’honneur d’être amie.» Eh bien, mes chers bons amis, que pensez-vous de cette réponse, dans une jeune fille de dix-sept ans, élevée au village? Mais que dis-je au village! l’éducation que vous ont donnée chez vous, cet homme que vous appelez votre père, et cette femme que vous appelez votre mère, et que moi je nomme des anges, fait plus penser mille fois que celle des villes… Mon Ursule est partie… mais j’ai encore Edmond. Il vous demande; je vous désire: venez nous voir, et me consoler un peu de mes privations par votre chère présence.

Que j’aime cette bonne dame! qui sait si bien me faire aimer ce que j’aime tant déjà!

Voici à présent la lettre de l’ami d’Edmond que je vous ai promise.

Lettre de Gaudet, à Edmond,

conservée par Fanchon.

Mon très cher ami,

Au lieu d’employer de vaines consolations, comme les amis vulgaires, j’ai couru à la source du mal: je me suis emparé de l’esprit d’une mère désolée et d’une fille innocente, dont l’une ne savait que se lamenter à grand bruit; et dont l’autre, vierge encore d’esprit, s’étonnait de la désolation qu’elle voyait autour d’elle: «Car enfin (c’est l’innocente qui parle), faire un enfant n’est pas tuer un homme, ni voler, ni piller, ni mettre le feu, ni battre, ni même seulement dire des injures à quelqu’un: j’en ai vu qui en ont fait, et elles en ont été quittes, pour une chanson qu’on a composée sur elles.» Surpris de ce langage, j’ai voulu pénétrer dans l’âme de la jeune personne et y voir, s’il était bien vrai que ce fût toi qui l’eusses mise dans l’embarras; et tu penses que je n’ai pas eu de peine à l’amener à me dire ce que je désirais. Mais vu son innocence, elle m’a instruit, sans le savoir: j’ai profité de mes avantages sur cette enfant pour lui faire signer, à l’insu de sa mère, une lettre à tes parents, qui est incluse dans celle-ci, par laquelle elle s’accuse de t’avoir injustement chargé de la moitié de sa faute. Mon motif, dans cette démarche, est louable doublement; c’est de te réconcilier avec ta famille, par la certitude de ton innocence, et de rendre la tranquillité à ton épouse: aussi n’ai-je pas perdu un seul moment, et j’ai préféré de partir sans te voir, à te voir sans te servir. Adieu, cher Edmond; et ne te laisse pas prévenir: car j’ai bien des ennemis! mais ton inexpérience est le plus dangereux.

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