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30 décembre.

Infortunée que je suis! que vais-je devenir, hélas!… Je suis sortie; je me suis échappée; la joie rentrait dans mon cœur; je me croyais sauvée… et je n’ai pu trouver, ni vous, ni mon frère!… J’ai erré tout le reste du jour. Enfin, le soir, harassée, mourant de faim, j’ai été chez une femme comme celle que je quittais, mais qui du moins ne sera pas ma geôlière. Je lui ai fait croire que, j’étais une fille de famille maltraitée par une belle-mère, qui s’échappait. Elle m’a regardée. «Tu es trop sucée pour ça, ma fille!» J’ai donné des raisons. «À la bonne heure; car pour neuve, tu ne l’es pas.» Elle m’a admise chez elle, et j’ai recommencé mon train de vie de l’autre maison. Mais quelle différence! je respire ici! une partie du gain est pour moi… Quel sort pourtant, grand Dieu!… J’ai perdu cette fraîcheur appétissante qui m’attirait tant d’adorateurs et d’éloges! je suis fanée, ternie, avant la vieillesse! j’éprouve déjà le sort de ces ridées, que je trouvais si à plaindre!…

20 janvier 1754.

Voilà trois semaines que je suis dans ma nouvelle demeure. Je me suis faite amie de la P…, ma maîtresse, ou maman, et j’en suis assez bien traitée. Il me revient quelques charmes, par le soin que je prends de moi, et surtout par le repos durant la nuit, dont j’ai si longtemps été privée. Cet état est bien vil! bien dégradant! mais comment le quitter! Écrirai-je à mes parents, moi déshonorée!… J’aimerais mieux mourir. Ah! si je retrouvais mon frère!…

décembre 1756.

Je m’accoutume à ma situation: j’ai tout oublié, honneur, parents, vertu, fils, et moi-même! Trois années, grand Dieu! dans cet état! sans entendre parler de personne! Quoi! je ne verrai pas un visage de connaissance! je commence à sortir… J’ai été prête deux fois à être reconnue par un des gens de l’italien: je n’ai même échappé que par hasard; mais c’était la première année: depuis deux, je ne vois plus personne que des inconnus. L’univers est devenu un désert pour l’infortunée Ursule R**!… Ursule! R**! Une fille de mon état a-t-elle un nom de famille! Rayée du nombre des citoyennes, morte civilement, elle n’est plus rien! elle n’a plus ni nom, ni parents, ni sexe; elle est un monstre d’une nature au-dessous de l’humaine; elle en est sortie, et si elle y rentre, ce n’est que pour être le jouet des brutaux qui la dégradent! Quelles humiliations journalières! et si je ne m’y étais. pas accoutumée par force chez la G **, aurais-je pu jamais m’y résoudre! Bon Dieu! descendre au-dessous de ce que j’étais dans ma loge, durant ma captivité!… Mais dissipons ces noires vapeurs! N’ai-je pas quelquefois du plaisir avec un joli homme?… Du plaisir! Ah! malheureuse! si tu te fais illusion un instant ne vois-tu pas bientôt comme on te quitte?… Le mépris, l’insolence, la crainte, le regret, le dédain… Il n’existe pas deux hommes comme Edmond, qui honore celle qui le favorise même au sein du libertinage…

24 février 1757.

Enfin je l’ai revu, cet Edmond… mon âme en est encore épanouie!… Que de peines il a essuyées! Soldat, déserteur par désespoir, il a vu la mort; il l’a presque sentie… Ainsi le frère et la sœur ont été malheureux également!… J’ai donc revu quelqu’un à qui je tiens au monde!… Mes larmes coulent! je répands des larmes d’attendrissement! Il y a si longtemps que je n’en versais que de rage!… Ah! je sens mon cœur! j’ai encore un cœur! je l’ai retrouvé, en retrouvant Edmond!…

Lettre 130. Ursule, à Edmond.

[La malheureuse, au fond du bourbier, paraît s’y complaire; mais elle est désespérée.].

10 mars.

Edmond! félicite-moi! ah! me voilà contente! Tu cherchais Laure, Laure disparue depuis si longtemps, que je croyais m’avoir oubliée, ou trahie! il n’en est rien! je la retrouve, je l’ai retrouvée digne de moi, incapable de me rien reprocher; je l’ai retrouvée telle que je suis!… Oh! la chère amie! Nous voilà unies; nous ne faisons plus qu’un… Moi! me ménager! non! non!… Je provoque les libertins, les sacripants! les soldats! et j’ai un ami, qui me bat! Je suis entièrement comme les filles de ma classe… Et cet ami… c’est le plus vil et le plus cher des hommes: car je ne saurais plus aimer, je ne saurais plus embrasser avec plaisir qu’un infâme, qui dégradé, flétri comme moi, n’a rien à me reprocher!… cet ami, c’est un espion, fouetté, marqué aux deux épaules; c’est une âme basse, basse à l’excès… c’est un laquais de l’Italien, le même qui a été jeté dans la cour… À ce mot, tu frissonnes… Va! si tu ne te complais pas dans mon avilissement, comme je m’y complais, tu n’es pas digne d’être mon frère?… Mon frère! est-ce que j’ai un frère, des parents?… Non, non, je n’en ai plus… Avilis-toi, ne vois que des femmes de ma sorte; soutiens-en une, comme le fait à mon égard le laquais, et bats-la, si tu veux que je te revoie!… Enfin, me voilà au plus bas degré des créatures humaines!… Ce n’est plus Ursule depuis longtemps, ç’a été Fatime chez la G **; Zaïre chez la P **, aujourd’hui, c’est Trémoussée chez la M ***, où je viens d’avoir l’honneur d’être admise, malgré mon âge (car je suis vieille; j’ai vingt-deux ans!) j’ai pris le nom de ma fidèle femme de chambre, que je voudrais revoir! Laure est avec moi; nous nous faisons des défis, et lorsque nous ne trouvons pas à satisfaire nos goûts crapuleux où nous sommes, nous faisons des excursions ailleurs. Nous étions l’autre jour, les complaisantes d’un trucheur estropié, et d’un lâche déserteur des colonies qui vient d’être pris et condamné à être pendu: c’est Lagouache; le vil Lagouache, ton dénonciateur, m’a trouvée, m’a vue dans la fange, en a ri, voulait m’insulter… Je l’ai fait rougir de n’être pas aussi vicieux que moi; il m’a respectée à force d’infamie: ainsi, les Bédouins s’honorent du gibet… Il a été pris dans mes bras: on l’a renvoyé exécuter à l’île d’Aix.

Mon tempérament est devenu une fureur; mon goût pour la crapule une rage; je veux m’anéantir dans l’infamie… Ma main s’appesantit… Pourquoi t’écrire? qu’ai-je à te dire?… Ah!… que j’avais retrouvé Laure et un laquais, pour faire de l’une ma compagne chérie de débauche, et de l’autre mon tyran: je veux être esclave, moi! je veux être par goût ce que l’Italien m’a fait être par force, et me mettre au-dessous du sort. Je veux qu’il enrage de ne m’avoir pas abaissée autant que je m’abaisse; qu’il en crève de dépit… La tête me tourne!… C’est la joie d’avoir retrouvé Laure, et de venir d’être battue par le vil laquais du plus vil des hommes… Infortunée! j’ai perdu les lumières de la raison! mon imagination se dérègle, et force mes facultés; je succombe à l’excès de mes caprices… Ursule! Ursule!… quitte tes vils noms! reprends celui d’Ursule… Mais reprendras-tu ton innocence!… Non! non! c’est l’impossible. Le plastron d’un porteur d’eau, d’un nègre, de la plus vile canaille, des scélérats, qui de ses bras ont passé à la roue, au gibet, à la rame, ne saurait plus recouvrer un seul sentiment d’estime d’elle-même!… Ah! que ne puis-je effacer le passé! Que n’est-ce un songe, grand Dieu! quel plaisir j’aurais au réveil!… Mais c’est la réalité: me voilà… voilà ma chair; la voilà; je la touche, je la sens, je suis éveillée; c’est moi, moi qui écris, et ne dors pas… c’est moi qui viens d’être battue, foulée aux pieds par un laquais souteneur, à qui je n’ai pas assez donné d’argent, pour aller le perdre au billard; il m’a arraché mon bonnet, il l’a écrasé sous ses pieds… Voilà mon sein flétri… Voilà mon orgueilleuse beauté ternie… me voilà pâle, éraillée, couverte de rougeurs, de boutons, n’ayant plus dans mes veines qu’un sang ardent, échauffé, corrompu… Où est le temps de mon innocence!… Maudit sois-tu, chien d’Edmond! je te maudis! maudite soit ta Parangon, et sa passion langoureuse; que l’enfer la confonde! et sa Fanchette, et la Canon, qui ne m’a pas assez surveillée, assez retenue, et mes parents, qui m’ont envoyée à la ville, qui ne m’ont pas gardée chez eux, après mon viol!… Ah! chien de vil marquis! c’est toi! c’est toi!… que je t’étrangle…

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