Lettre 140. Zéphire, à Edmond.
[Elle montre son âme compatissante.].
9 juillet.
Viens, cher ami. Voilà une lettre de Gaudet: elle me fait horreur. L’infortunée a été mise malgré moi entre les mains de ma mère: elle est perdue, si tu ne la délivres. J’ai tâché de parler ce matin à Filippa: mais elle est si avide des plaisirs dangereux qu’on lui veut procurer, qu’elle ne m’écoute pas. Bon Dieu! elle ne me ressemble guère! ils sont nuls pour moi, si ce n’est… donnés par l’homme que j’adore… Cette fille m’intéresse: sa jeunesse, sa naissance, sa beauté, sa douceur naturelle, qui rend décent en elle jusqu’au libertinage effréné que Gaudet a soufflé dans son cœur… Ne me parle pas de ces bâtards! ton ami l’est: ces gens-là ont tous une âme de fer, ou de boue. Laure vient d’arriver; elle a vu l’Italienne, et elle pense comme moi. «D’ailleurs, dit-elle, n’y en a-t-il pas assez de fait, et en la rendant telle qu’elle est à son père, n’est-ce pas assez, pour faire mourir de rage le vieil infâme?» Adieu, mon ami: tu es bon, et je compte sur ta bonté.
P.-S. – Ah, ciel! j’entends du bruit chez Filippa!… Je vais à son secours…
1 heure après.
C’était un soldat qui la battait: elle est tout en sang. Je me suis jetée sur ce misérable, que ma mère et ma sœur regardaient faire, je l’ai culbuté, jeté dehors, par ma seule vivacité… Viens, mon bon ami!
Réponse sur une carte.
[Il a partagé la vengeance.].
Ne me tourmente pas, Zéphire: je le suis assez par mes remords!… Que deviendra tout ceci! Moi! moi! j’ai pu faire servir à la vengeance, ce que la nature… Je n’ose achever.
Lettre 141. Anonyme au vieillard italien.
[Ô Dieu! à quel point les méchants se punissent!].
2 août.
Infâme! tu cherches ta fille! elle est à Paris. Je l’ai déshonorée, avilie, fait passer par cent mains différentes; les plus vils des hommes l’ont… humiliée. Reconnais la vengeance! cette passion que tu chéris, que tu as si cruellement exercée sur un chef-d’œuvre de beauté, n’est jamais stérile; chaque jouissance la féconde: la tienne a enfanté cent mille indignités qu’essuie ta fille… Je ne forme qu’un désir, c’est de voir ta rage, ton impuissante fureur. Je tiens à présent ta fille entre mes mains; je l’ai séduite, corrompue; j’ai gagné sa gouvernante, qui me l’a livrée chez toi: je l’ai ensuite enlevée… Je la tiens; un lieu infâme est son palais; elle y est soumise à tous les caprices de la plus vile espèce des hommes… Je te dévoue aux furies par cet écrit. Lis, lis-le, infâme! lis, lis-le! tu me venges de toi, en le lisant. Lis donc, infâme profanateur de la beauté, de la jeunesse, de la volupté, lis, lis, lis! Enfonce toi-même, par tes yeux, le poignard d’Alecto dans ton mauvais cœur… Je te brave; tu ne me découvriras pas. Et quand tu me découvrirais? qu’en serait-il? Que nous péririons ensemble. Tu sais ce que tu as fait à Ursule R**? Eh bien, ta fille, ta chère fille, l’objet de ta tendresse, de tes complaisances, en a souffert autant… autant, jusqu’au nègre… et pis encore. Tu la verras, quand il en sera temps. Tes yeux paternels la verront fanée, flétrie, dégradée, malade… C’est ton sang: il est coupable; mais si ce n’eût pas été ton sang, Filippa était une divinité.
Adieu.
(Cette lettre est de Gaudet.).
Lettre 142. Le même, à Edmond.
[Il lui détaille la cruelle vengeance qu’il a prise de l’italien.].
10 août.
Tu es vengé. Ce n’est pas à ton faible courage que j’ai laissé le soin de remettre les choses dans l’ordre: il faut une âme ferme comme la mienne, pour punir le crime par le crime, la scélératesse par la scélératesse, l’infamie par l’infamie, la rage par la rage, l’horreur par l’horreur, et tous les transports de l’affreux désespoir, par tous les transports de l’affreux désespoir. Comme un être invisible, je guidais le malheureux vieillard, et je le forçais à courir où l’attendait son supplice. Après vous avoir enlevé la signora Filippa, je l’ai mise entre des mains plus sûres, chez une de ces femmes sans âme, qui n’ont pas même le type de l’humanité sur leur basse et atroce figure. Là, je l’ai rendue le plastron des valets et des portefaix. Elle n’a pas tardé de se trouver comme je le désirais: alors j’ai été chercher Ursule, ta sœur. Sa situation m’a fait horreur: mais c’est ce que je voulais; elle a redoublé ma rage: je l’ai amenée chez la P…, où était Filippa: «Ursule, vois-tu cette fille? je l’ai corrompue et fait corrompre, je l’ai humiliée et fait humilier, comme on t’a humiliée; elle est descendue aussi bas qu’on t’a fait descendre; je l’ai avilie, prostituée, dégradée au-dessous des bêtes, comme son barbare père t’a avilie, prostituée, dégradée au-dessous des bêtes…
– Eh bien? que veux-tu me dire, malheureux? – C’est une victime, que j’ai immolée à ta beauté flétrie, à ta vengeance, à l’amitié outragée. Regarde, Ursule, cette misérable, vil plastron des laquais et des porteurs d’eau… – Malheureux! tu n’es pas un homme, tu es le diable envoyé sur la terre pour faire le mal!… – Écoute, Ursule! prends ta victime; cette fille noble, riche, belle, honorée, fêtée, vertueuse, il y a six mois; aujourd’hui la dernière des prostituées, qui a perdu toute vertu, toute beauté, toute pudeur, par moi, par mes soins, est la fille… devine, Ursule? – Laisse-moi! – De ton persécuteur, de l’Italien… Savoure ta vengeance, Ursule! Vois sa fille! la voilà! Voilà où je l’ai réduite, et comme je vais la lui rendre.» Ton infortunée sœur a versé des larmes. «Ah! misérable! tu augmentes mes peines, au lieu de les soulager!» Vous n’avez que des cœurs mols dans votre famille. Je l’ai renvoyée avec indignation. La pitié sied à Zéphire: mais dans Ursule… c’est une lâcheté!
Après le départ de ta faible sœur, j’ai fait nettoyer Filippa, je l’ai fait parer; j’ai sacrifié des diamants qui ne devaient pas me revenir, et je l’ai fait loger vis-à-vis son père. Il l’a vue sans la connaître: elle avait des laquais, un carrosse. Un porteur d’eau habillé était son amant: je n’ai pas regardé à la dépense; j’ai fait écrire au vieillard ce billet: Une belle dame voudrait vous dire un mot, monsieur: passez chez elle à six heures du soir; elle sera libre, et vous attendra. Sa demeure est vis-à-vis votre hôtel, et vous l’avez honorée de votre attention.
Le vieillard n’a pas manqué, sans doute par inquiétude. Il est venu, suivi de tout son monde, de peur de surprise, et il a pénétré dans le boudoir de la belle. Ils ne se sont pas reconnus d’abord. Suivant les ordres qu’avait reçus Filippa, à qui l’on avait fait entendre que c’était un riche dupe, elle l’a reçu dans une attitude voluptueuse. Le vieillard s’est approché. Il paraissait chercher à se rappeler les traits de la fille: mais elle avait tant de rouge et de blanc, qu’il était bien difficile de la reconnaître, après six ans d’absence. Filippa l’a remis la première, et dans son trouble, elle s’est levée pour fuir. Mais les portes étaient fermées. «Que vois-je! a dit le vieillard: serait-ce… Ha! è la mia figlia Filippa! – Ça! ont dit deux femmes apostées, qui ont paru: c’est une fille de chez la P…, que nous cherchons depuis huit jours, et que nous allons remmener.» Filippa, qui ne demandait qu’à s’échapper, ne les a pas démenties, et elle les suivait: mais son père l’a retenue, en, lui serrant la main si fort, qu’il a fait crier l’infortunée. Le son de sa voix a achevé de la lui faire reconnaître. Cependant les femmes ont repoussé le vieillard, et ont emmené Filippa qui s’est échappée en courant. Elle est montée dans un fiacre avec les deux femmes, tandis que les gens de la maison retenaient le vieillard et son escorte. Dès que Filippa a été partie, tout ce monde a disparu; je ne les avais loués et payés que pour deux jours. Le vieillard a obtenu des ordres pour découvrir sa fille. Comme, à sa parure, il la jugeait dans quelque endroit de marque, on n’a cherché que chez les fameuses: Filippa était dans un todion de la rue Maubué: on n’a pas été la déterrer là. Mais j’ai fait parvenir un avis au vieillard, pour qu’il y allât sans bruit, en lui donnant à entendre que tous les ordres qu’il obtenait étaient éventés, et qu’il fallait surprendre. Il y a donc été lui-même, bien suivi, mais n’ayant personne qui l’accompagnât, lorsqu’il est entré. C’est là que sous le costume le plus crapuleux, il a trouvé sa fille avec un soldat aux gardes qui la querellait. Il l’a aisément reconnue. Le soldat s’est retiré en jurant contre la malheureuse qui avait détruit sa santé. Le vieillard a saisi sa fille qui s’est débattue pour s’échapper: mais elle a été prise en descendant; et son père l’a emmenée dans son carrosse. Je les laisse ensemble: ma vengeance est remplie.