le lendemain.
J’ai cessé d’écrire hier, parce que j’avais écrasé ma plume, et répandu mon encre… Malheureuse! il n’y a plus de pardon pour moi, j’ai maudit, et mon père, et ma mère, et mon frère!… La malédiction, je vais la vérifier.
P.-S. – J’apprends que tu aimes, et que tu es aimé de la jolie Zéphire: cela me ranime et me console; c’est une fille de joie; elle ne rougira pas de ta sœur!
Adieu. Je n’écrirai plus.
Lettre 131. Laure, à Edmond.
[Peinture du misérable état d’Ursule, et de celle qui écrit.].
15 mars.
Il est à craindre qu’Ursule ne se tue, ou qu’elle ne se fasse tuer. Depuis une lettre qu’elle t’a écrite, elle nous ôterait, si elle pouvait, tous les hommes qui viennent ici. Cependant, elle est absolument gâtée; je le lui ai dit; mais elle ne m’écoute pas. Plusieurs hommes incommodés par elle, sont furieux et l’auraient poignardée, ou jetée par la fenêtre, si on ne l’avait pas cachée: ils doivent faire enlever toute notre maison, à ce que m’a dit un ancien laquais de l’Italien, qui est espion. Nous allons nous mettre en sûreté. Tu sais que la M *** nous a renvoyées, comme trop libertines pour sa maison. Nous sommes à présent rue Beaurepaire, et nous allons aller rue Tiquetone, à un troisième, pour que Sofie (c’est le nouveau nom de ta sœur) soit moins exposée à être trouvée et reconnue. Nous nous mettons dans nos meubles. Si tu peux nous aider, tu nous obligeras; car nous n’avons qu’un mauvais lit, composé d’une paillasse et d’un matelas dur comme une planche. J’ai trop manqué à Gaudet, pour avoir recours à lui. Tâche de faire entendre raison à ta sœur, s’il est possible; ou plutôt envoie-lui Zéphire: elle s’est éprise de cette jeune fille, et je suis sûre qu’elle l’écoutera. Voilà un triste sort! avec de si grandes richesses! une si belle perspective!… Si ta sœur était comme une autre, nous aurions recours au marquis: mais comme elle est, je crois que tu en mourrais de honte, s’il la voyait… Adieu. Je t’attends ce soir à 11 heures, rue Tiquetone: envoie-moi six francs par le porteur, si tu les as.
Lettre 132. Réponse.
[L’infortuné Edmond n’est pas mieux que les deux malheureuses.].
Même jour.
Je suis malade, et pauvre mais je vous envoie par ma Zéphire tout ce que je possède. C’est une charmante et généreuse fille. Imitez-la; je ne veux pas vous donner d’autre modèle: même au sein du libertinage, l’innocence, la candeur, sont aimables encore, Zéphire me le prouve; et si je reviens un jour de mon profond avilissement, c’est à Zéphire que je le devrai.
P.-S. – Quant à Gaudet, tu le crains; moi je le fuis; Ursule le désire. Il ne sait pas encore toutes les horreurs qu’elle a souffertes. Il les saura: mais s’intéresse-t-on beaucoup à une fille comme est à présent Ursule? Gaudet est comme tous les autres hommes; il aime le plaisir, et celles qui peuvent le donner.
Lettre 133. Ursule, à Edmond.
[Petit commencement de retour: hélas! que le vice nous abaisse!].
27 mai.
J’avais jeté mes plumes, brisé mon écritoire; je ne voulais plus écrire: une véritable prost… n’écrit pas, elle a bien autre chose à faire!… Je récris aujourd’hui. J’ai vu un ange, j’ai vu Zéphire. Il y a deux mois que tu me l’envoyas, avec tout ton argent: elle y joignit tout le sien, et nous meubla. J’ai travaillé le plus que j’ai pu, et j’ai rendu aujourd’hui à cet ange céleste, qui refusait de recevoir, mais que j’ai forcée, en lui jurant que j’allais gourmer, si elle ne recevait pas… Je lui en ai demandé pardon ensuite, je me suis mise à ses genoux, j’ai baisé ses belles mains (comme je les ai eues!) mais avec modération, mon haleine et mes lèvres ne sont pas pures. Que j’avais de plaisir à adorer la vertu dans ma pareille! dans une prostituée!… Mon cœur se dilate; il bondit, je le sens bondir, en t’écrivant… Une prostituée m’offre l’image chérie, mais que je redoutais de voir dans toute autre, de la modestie dans la mise, dans les discours, dans les actions! d’un cœur pur, pur comme son haleine: d’une âme belle, grande, généreuse (comme je l’eus, hélas!), d’un sourire aimable, enfantin, mignard (comme je l’eus), point défiguré par le tiraillement de la rage, tel qu’est aujourd’hui le mien et celui de mes compagnes… Ah! deux sources de larmes… Je n’y vois… plus… mes yeux se fondent… Oh! oh! mon pauvre cœur! mon pauvre cœur!… Ô mes parents!… Zéphire aime sa mère… Eh! quelle mère! Une mère comme moi, une infâme!… Zéphire, bonne, tendre fille, battue par elle, prostituée par elle, trompée, vendue par elle avant l’âge de onze ans, Zéphire dit: «C’est ma mère: je ne veux plus être ce qu’elle veut que je sois; mais son chagrin me déchire le cœur: je donnerai ma vie pour elle, mais non ce qu’elle veut.» Et moi, qu’ai-je fait à la mienne? à la mienne, si bonne, si tendre, qui s’ôtait le nécessaire, pour me donner le superflu; qui me portait dans son vertueux cœur!… Ô ma mère!… ô mon père!… mon vénérable père!… Mon père!… Ah! ces deux noms me déchirent le cœur!… Furies, laissez-moi du moins écrire à mon frère la douleur qui me déchire le cœur! Furies, vous n’y perdrez rien!…
…
Viens me voir; mon cœur s’attendrit; je t’écouterai viens; je péris – viens; peut-être sera-ce pour recevoir mon dernier soupir.
(Il y a toute apparence qu’Edmond n’y alla pas: il la fuyait alors; la vue de son infortunée sœur le déchirait de remords.).
Lettre 134. Edmond, à Laure.
[Le corrupteur, après les avoir tous abattus, est encore debout!].
5 juin.
Prépare ton cœur et ton courage, Laure! arme-toi d’effronterie, si tu le peux: ou plutôt, viens modestement te mettre aux genoux de l’ami le plus digne, et le seul qui nous reste. Gaudet est arrivé.
1er P.-S. – Je n’ajoute rien à ce mot: c’est un coup de foudre. Préviens Ursule: encourage-la, si tu n’es pas toi même sans courage.
2ème P.-S. – Il sait tout: l’excès de sa fureur me prouve son amitié! Dieu! qu’elle était grande et belle! elle m’a causé un mouvement d’honneur, le premier, depuis trois ans…