Je pense que le voyage de Paris me serait avantageux; je le vois aux grâces de la chère Mme Parangon, qui, dit-on, les doit au temps qu’elle a passé à Paris; mais moi, je lui crois tout ça naturel: je te prie donc, d’en parler à nos chers père et mère, comme d’une chose utile, et qui, si tant est que M. le conseiller pense à moi, me donnera le ton qu’il faudrait, pour entrer dans une famille comme celle-là. Mon frère écrit aussi à ce sujet à ton mari, avec, je crois, des détails plus amples au sujet de l’entrevue du berceau. Le secret, je te prie, sur ce que je me doute du conseiller; car je mourrais de honte devant un homme, fût-ce mon frère, qui saurait que j’ai eu ces idées-là: il n’y a qu’avec toi que je pense tout haut; parce que je sais comme tu es bonne, et que tu ne te moques de rien; mais que tu prends tout au sérieux, comme font toujours les bons cœurs.
Nous sommes dans une si grande intimité toutes trois ici, Mme Loiseau, ma sœur Manon et moi, que nous passons ensemble tout le temps possible; et quand nous allons chez Mme Parangon nous tâchons d’y être toutes ensemble, pour ne pas manquer une occasion de nous réunir: et Mme Parangon a une si grande confiance en nous, qu’elle nous met quelquefois de ses secrets, sans qu’Edmond le sache; comme le jour qu’elle lui annonça son dessein pour le voyage de Paris, et qu’elle lui parla si bien, au sujet de M. Gaudet. Mais cette fois-là, elle nous fit paraître, parce qu’il n’y avait rien qui empêchât qu’il sût que nous l’avions écouté: au lieu qu’hier, il en a été autrement pour une conversation qu’elle a eue encore avec lui; car il ne se doute pas que nous l’ayons entendue, Mme Loiseau et moi; ma sœur Manon n’était pas encore arrivée. Voici ce que c’est. On venait de nous apporter des chaussures neuves, à Mme Parangon, à Mlle Fanchette et à moi, nous les avons essayées: Edmond est entré comme nous finissions; il a dit son avis à Mme Parangon et à nous: ensuite comme nous nous retirions dans l’autre chambre, j’ai entendu qu’il disait à sa cousine le commencement d’un couplet de chanson, où je n’entendais pas finesse, mais Mme Loiseau, elle, a souri; c’était,
Que ne suis-je la fougère!
Mme Parangon l’a regardé très sérieusement; et voyant que nous avions entendu qu’il lui répondait: «Il m’est impossible d’avoir à votre égard d’autres sentiments: mais ils n’ont rien de criminel; car j’aime qui je dois aimer à présent, comme je le dois: et je crois que quand il y aurait du mal, je ne pourrais pas changer, ce n’est là qu’une matière grossière (lui montrant sa chaussure); mais depuis que cela vous a touché, c’est un talisman, c’est un être animé; vous lui avez communiqué votre âme; cela fait partie de vous, et si c’était en ce moment tout ce qui doit me rester de ma cousine, j’en ferais un trésor, dont rien ne pourrait me séparer.» Mme Parangon l’a interrompu: «Loin que j’approuve ces sentiments, mon cousin, je vous dirai qu’ils me blessent sensiblement, et je vous prie, au nom de notre amitié, de ne m’en jamais tenir de pareils: plus vous êtes aimable, plus vous vous croyez sûr de mes sentiments, et comme parent, et comme ami; plus aussi vous devez vous abstenir de tout ce qui sent la galanterie: c’est un vol que vous faites à votre femme, pour une presque étrangère, et pis encore, pour la femme d’un autre homme: je veux bien qu’il y ait de la liaison entre nous, mais qu’elle soit pure comme le cœur de l’enfant, et telle qu’il le faut, pour donner bon exemple à cette chère sœur qui est là-dedans, ainsi qu’à la mienne. (Elle a fait un soupir.) Mon pauvre Edmond, nous sommes liés tous deux à des attaches différentes, et c’est l’ordre de Dieu que nous nous y tenions. Je me tiens à la mienne, que vous connaissez: la vôtre est charmante, et vous devez bénir votre chaîne; car on peut dire, que vous avez une épouse qui vous aime autant qu’elle le doit, et qui sent tout ce que vous valez: c’était ce que je vous désirais, et mes souhaits sont remplis de ce côté-là. Songez donc bien, mon cousin, à me considérer, non seulement comme votre amie et votre parente, mais aussi comme quelque chose de plus; j’ose prendre ce titre avec vous, par le bien que je vous ai voulu, et celui que je me proposais de vous faire: je suis même la cause de tout celui qui vous est arrivé; j’en exige une reconnaissance, et je ne suis pas assez généreuse, pour vous en faire grâce… – Cette grâce, a interrompu Edmond, serait la plus cruelle des injustices, et je n’en veux pas de cette nature-là!» Et je crois qu’il lui a baisé la main: car elle est venue vers nous fort agitée. Un instant après, elle est ressortie; Edmond était encore là: ils ont paru s’entretenir de bonne amitié: «Vous me réduisez à fuir! – Votre fuite ne m’a pas désobligé, au contraire: tout ce qui me rappelle à mon devoir, de votre part surtout, m’est agréable, cher… Vous êtes parfaite, et je ne le suis pas; j’ai tout à craindre, et vous rien; si vous fuyez, c’est par générosité pour moi. – J’aime à vous croire, même quand vous me flattez. – Vous flatter! Ah! j’approche à peine de la vérité. – Je veux vous en croire: mais, cher cousin, ne nous complimentons pas, et soyons fermes l’un et l’autre contre l’ennemi de notre repos et de notre bonheur: vous aimez votre femme… – Je l’adore. – C’est une vertu dans votre cœur; elle vous rendra heureux… Mais, mon cher Edmond, prenez garde aux sentiments trop libres que cherche à vous inspirer votre Gaudet! je rends, comme vous, justice à ses vertus morales; il en a, trop peut-être, pour votre bonheur, ou du moins pour votre sûreté! car s’il était comme tant d’autres de ses pareils, il serait moins dangereux pour vous! je voudrais pouvoir rompre cette liaison. – Serais-je digne de votre amitié, si, quand on m’en inspire, j’étais si facile à en rompre le doux lien? Gaudet est un homme, comme on en trouve peu: la nature ne produit les êtres comme lui qu’un à un, c’est un ami comme il n’en fut jamais, et si vous le connaissiez comme il m’est connu, il aurait votre estime. Vous lui avez ôté ma femme; il sait que vous l’avez empêché d’avoir ma sœur: eh bien, voulez-vous connaître ses sentiments? Lisez: je vais vous laisser cette lettre; ce sera son titre justificatif auprès de vous:
Lettre de Gaudet, à Edmond.
Je viens d’apprendre, cher ami, que je suis quitté. Que me fait cela? Je ne voulais diriger, que pour te rendre plus heureux; mais si c’est la belle Parangon qui dirige à ma place, elle fera cent fois mieux que moi. Je t’avouerai que je ne m’attendais pas que ta femme aurait jamais ce directeur-là! C’est pourquoi, je désirais de l’être: mais elle, elle, mon ami! C’est une divinité que cette femme; c’est la vertu, telle qu’elle doit être pour avoir des autels, même chez les vicieux: abandonne-toi donc à sa conduite; et si elle te disait: hais Gaudet, il faudrait, je crois, me haïr, car elle ne peut dire que ce qui est le mieux; sa bouche est trop belle, pour qu’il en sorte jamais rien de mal. Quant à ta charmante sœur, elle a encore plus raison (cet elle, c’est Mme Parangon); un jeune guide ne convient pas aux jeunes filles: cependant, si j’avais eu ta sœur, je sais ce que j’aurais dû faire, et je l’aurais fait. Je l’aurais préservée de bien des petites idées, qui sont dans le cœur d’une belle, autant de petites étincelles, qui peuvent mettre le feu à la sainte barbe, et faire sauter la nef; mon expérience ne lui aurait peut-être pas été inutile. Mon cher Edmond, connais-moi; c’est tout ce que je te demande; une fois bien connu, je te tiens, et tu es à moi pour toujours: ne t’effraie pas! Je ne te veux à moi, que pour être tout à toi: tu en auras des preuves en toute occasion, envers et contre tous. Mais (et je le répète), s’il se trouve quelqu’un plus capable, ou plus digne que moi de te rendre heureux, je te cède. Cela n’est pas, mon ami: mais cela serait dans une seule occasion; c’est si tu étais libre, et la céleste aussi (tu sais qui je veux dire): alors tous deux unis, je n’aurais plus que faire à toi, et je te dirais adieu pour une dizaine d’années au moins. Je te souhaite le bonsoir, et point de regrets: tout ce qui vient de cette main, qui t’es si chère, fût-ce du mal, je le reçois avec résignation.