Voilà les premières sources de toute bonne littérature, en y joignant les philosophes, Platon chez les Grecs, Cicéron, Sénèque, chez les Romains; les économistes, tels que Columelle et Varron; Celse le médecin; Vitruve l’architecte; Suidas.
Le choix des livres modernes a été le plus long et le plus difficultueux; celui des anciens est tout fait les Siècles intermédiaires d’eux à nous, les ont jugés, pour ainsi dire à l’égyptienne, et n’ont laissé passer que ceux dignes d’être lus: mais les modernes, sont d’un triage difficile! Voici, pour ces derniers, comme j’ai composé la bibliothèque de votre frère: 1. L’Esprit des lois: c’est un livre d’homme, que celui-là! 2. La Bruyère. 3. Machiavel, dont je lui recommande de lire un chapitre tous les soirs en se couchant. 4. De l’esprit. 5. L’Émile, et tous les ouvrages de Rousseau de Genève. 6. Tous les ouvrages de Voltaire. 7. Les livres de Physique jusqu’à Nollet. 8. Buffon, avec des notes de ma façon. 9. L’Encyclopédie, première édition. 10. Bayle. 11. Spinoza. 12. L’abbé Raynal, de la Conquêteet du Commerce des deux Indes. 13. Tous les ouvrages de nos Philosophes actuels. 14. Nos poètes dramatiques, tragiques, et comiques. 15. Prevôt, Mme Riccoboni, et tous nos bons romanciers. 16. L’Histoirede France. 17. Il n’a pas Don Quichotte, livre dont la réputation est mal méritée, mais il a Gil Blas. 18. Il n’a pas d’opéras-comiques, de comédies ariettes, ni d’opéras, mais il a Shakespeare. 19. Il a l’Andeux mille quatre cent quarante, etc.; mais il n’a ni la Dunciade, ni Clément, ni Gilbert, ni… etc. 20. Il a Moréri. 21. Les Lois romaines. 22. Les Lois françaises. 23. Les Projets de réformation, que je ne regarde pas comme des chimères, ainsi que le fait un certain auteur prétendu comique, dans une comédie sans intrigue et sans intérêt: je dis que les rois et les ministres n’étant que des hommes, les idées d’autres hommes peuvent les éclairer, et n’y eût-il dans un projet qu’une chose à prendre, il vaudrait mieux que la comédie sans comique de l’homme dont je parle. Je n’oublierai jamais ce mot d’un despote asiatique à ses ministres: «Vous ne sauriez tout penser; ne rebutez point ceux qui pensent; il y a souvent à profiter dans les projets qui paraissent les plus chimériques Que la jalousie ne vous fasse jamais rejeter ce que d autres ont pensé: discerner le bon, et l’exécuter, c’est plus que de l’avoir imaginé.» 24. Il apprend par cœur Corneille, Racine, Molière, La Chaussée, Crébillon.
25. Votre frère ne tient de moi aucun livre licencieux; je les regarde comme des poisons; et si vous en avez eu de lui, comme je l’apprends, il les a reçus d’ailleurs: je le désapprouve fort de les avoir lus; je ne lui pardonne pas de vous les avoir prêtés: je crains même que le tort qu’ils vous ont fait ne soit irréparable; mais jetez-les au feu, et pour préservatif, lisez, je vous en supplie, deux ouvrages que je lui envoie, le Traité de l’Onanisme, et le Livre d’Astruc.
Tous les livres de votre frère, à l’exception du Voltaire et des Théâtres, ne sont pas faits pour vous, belle Ursule; et les deux derniers ne vous conviennent que par occasion. Voici comme je composerai votre bibliothèque particulière: 1. Les Opéras-comiques, dont vous ferez votre lecture favorite, et toutes les Comédies ariettes, dont vous vous étudierez à bien savoir les airs, pour briller en compagnie. Cela n’a pas le sens commun: mais une jolie femme, pour être à la mode, doit paraître ne pas l’avoir. 2. Tous les romans, exceptés ceux des Scudéry: ainsi vous aurez la Princessede Clèves, Mme de Villedieu, Hippolyte Douglass, le Sofa et tout Crébillon fils, Angola, les Bijoux indiscrets, le Grelot, les Lettres d’un Singe, celles du Marquis de Rozelle, l’Héloïse; en un mot tous les romans qui sont bien écrits. 3. Le Chansonnier français, l’Anthologiefrançaise. 4. les Contes des Fées. 5. Les Mille et Une Nuits, les Mille et Un Jours; et si vous pouvez en trouver un exemplaire, les Mille et Une Faveurs, que vous lirez avec le marquis, en faisant bien la naïve; car il ne faut pas imiter une jeune personne de dix-neuf ans, avec laquelle je les lisais un jour, qui trouvait toutes les anagrammes obscènes beaucoup mieux que moi.
Je crois que voilà tout pour votre bibliothèque; les romans qui ont quelque mérite, garniront une pièce entière. Pour l’histoire, la philosophie, la physique, fuyez tout cela; une femme savante, ou seulement pensante, est toujours laide, je vous en avertis sérieusement, et surtout une femme auteur…
À propos! qu’est-ce donc que m’a dit Laure? que vous vouliez écrire. Ah ciel! une femme autrice! mais c’est le comble du délire! Examinons cela ensemble de sang-froid; car à vous parler sincèrement, je n’en ai rien cru; ainsi vous êtes désintéressée. Il me semble que si je voyais à la promenade une jolie femme qui me plût infiniment, dont je ne pourrais détourner la vue, il suffirait de me dire: – Elle est autrice: elle a fait tel et tel ouvrage, pour m’inspirer à son égard un dégoût si complet, qu’il irait jusqu’aux nausées. – Pourquoi cela, me direz-vous? – Ah! le voici, ma belle. Une femme autrice sort des bornes de la modestie prescrite à son sexe. La première femme auteur est, je crois, Sapho: elle écrivit en vers, comme quelques-unes de nos belles d’aujourd’hui. Je leur demande si elles souhaitent qu’on leur attribuent les mœurs de cette lesbienne? Toute femme qui se produit en public, par sa plume, est prête à s’y produire comme actrice, j’oserais dire comme courtisane: si j’en étais cru, dès qu’une femme se serait fait imprimer, elle serait aussitôt mise dans la classe des comédiennes, et flétrie comme elles. Ainsi, je ne permettrais d’écrire qu’aux femmes entretenues et aux actrices. J’accorderais aux autrices le privilège flétrissant des filles de théâtre, qui les soustrait au pouvoir paternel: car c’est là surtout ce qui établit la bassesse des comédiennes, les tire du rang, de citoyennes, et les place dans la clam des prostituées. Si jamais vous en veniez à vous faire inscrire, il faudrait que les circonstances les plus malheureuses vous y eussent réduite; ce que toute la prudence humaine ne peut quelquefois prévoir. Vous, pourriez écrire alors, si vous en aviez le talent: mais il faudrait faire des ouvrages utiles aux femmes seulement, en leur dévoilant tout ce qui les dégrade, sans jamais vous donner l’air d’instruire les hommes! Si vous avez besoin d’un guide dans cette carrière, ne prenez jamais un savant de l’Acade; ces messieurs ne sont pas propres à vous y diriger; ils gâtent les ouvrages des femmes, par leur régularité pédantesque. J’en ai vu l’exemple le plus frappant au sujet des Lettres de Catesby, cet ouvrage charmant d’une femme que j’excepte de cette critique, ainsi qu’une autre non moins célèbre?: le libraire de Catesby connaissait un philosophe; il le consulta sur le manuscrit: celui-ci le jugea inférieur aux Lettres de Fanny, de la même auteur. Pour son honneur, il faut croire, qu’il ne l’avait pas lu, ou que la philosophie ne se connaît guère en élégance et en intérêt.
Il ne me reste plus à vous dires pour terminer cette longue lettre, premièrement qu’un mot sur les préjugés écoutez-les, toutes les, fois que leurs chimères peuvent avoir des effets réels sur l’esprit de ceux que vous aurez intérêt de ménager.