Il paraît que les comédiens Italiens l’ont senti, lorsqu’ils ont arrêté que les pièces seraient examinées deux fois. Je trouve qu’ils ont eu raison par rapport à eux; puisqu’ils risquent tant à se charger de pièces nouvelles! mais des gens qui ont avili deux fois le bon Henri sur leur théâtre, qui ont admis des Mariages…, un rôle d’Eliane, etc., mériteraient que les auteurs obtinssent contre eux un arrêt qui les déclarât indignes d’examiner les pièces, et qui les obligeât à recevoir avec respect tout ce que les auteurs leur présenteraient, avec la seule approbation du censeur de police. Les Français sont plus sensés; ils ont le jugement plus sûr et s’avilissent moins mais auraient-ils dû jouer (…)?
L’intérêt devrait-il les empêcher de rejeter à jamais certaines farces du grand Molière, telle que le Bourgeois gentilhomme, la plus méprisable de toutes? l’Avocatpatelin? le Légataire; l’Espritfollet; la Femmejuge et partie, et cent autres fadaises, que les prétendus partisans du bon goût loueront tant qu’ils voudront, mais qu’un profond examen m’a prouvé ne devoir plaire qu’aux sots, ou aux méchants? je ne suis pas au bout des reproches à faire aux comédiens comme individus, et à leur métier, comme profession. Ils jouent les ridicules! ils les étendent morbleu! ils les propagent! ils les font passer de la ville aux provinces. Grandval a plus fait de fats en France, que tous nos petits maîtres de la cour. Ceux-ci ont créé les ridicules prétendus aimables: Grandval en a été l’apôtre; ils les a joués divinement, et ils ont plu, ils ont charmé, les femmes surtout. Les comédies de Regnard et les pièces de Nicolet ont plus conduit de valets et de filles domestiques à la Grève, que la potence n’en a effrayés. Je me souviens qu’un jour, un jeune homme de famille menait un notaire de Paris, qui est un officier public, dont l’état a réellement de l’importance, il le menait, dis-je, chez son avocat, pour une transaction. Ils étaient en fiacre. Ils descendirent; le jeune homme payait. Il arriva que par hasard le notaire tira sa montre: «Monsieur, lui dit le jeune homme, en ricanant de ce ton persifleur si fort à la mode aujourd’hui est-ce que je vous ai aussi pris à l’heure?» Le notaire, homme sensé, plia les épaules, et par une gravité bien placée, imposa au jeune étourdi. Je demandai à celui-ci, d’où vient-il s’était permis ce mauvais bon mot? «Ma foi je n’avais pas envie de l’insulter: mais hier j’en entendis un pareil aux Italiens, et cela m’est revenu.» L’impudence des valets et des soubrettes est encore un autre inconvénient du théâtre; cela passe dans la société, avec l’esprit d’intrigue, etc., etc., etc., mille fois.
Résumons: sous tous les points de vue, le comédien est un homme avili, et doit l’être. La comédienne est avilie en raison double; parce que outre ce qui lui est commun avec l’acteur, elle a encore ce qui est particulier à son sexe; une plus grande impudence à s’exposer sur le théâtre; l’encan de ses charmes, et les mœurs particulières à ces sortes de filles, leur inconduite affectée, leur insolence, leur égoïsme, le sot orgueil, la puérile vanité, dont le plus affiché prostitutisme ne les garantit pas.
Tout ce que j’ai dit contre le théâtre est si vrai, belle Ursule, que lorsque vous étiez bégueule, c’est moi qui conseillais à Laure de vous conduire au spectacle; je louai exprès une loge à l’année. Laure me demanda un choix de pièces, afin de savoir les jours, et elle me pria de les lui marquer sur le catalogue de l’Almanach des spectacles. Je lui répondis: «N’importe quelle pièce, toutes iront également au but, dès qu’elle en verra la représentation.» Dans la vérité, il n’y a pas de choix à faire, si ce n’est pour la lecture; jamais pour la représentation; le poison distille de la bouche des acteurs et des actrices. Pour séduire la belle Parangon, je ne demanderais que de pouvoir la faire conduire par votre frère trente fois de suite au Préjugé à la mode, ou à la Gouvernante, ces deux chefs d’œuvre de bonne morale: je garantis qu’à la trentième, si ce n’est avant, la belle dame serait la plus complaisante des maîtresses.
Je vous vois d’ici froncer ces deux beaux sourcils, qui se prêtent si bien à vous rendre majestueuse, quand vous le voulez: «Que me débite-t-il là, lui, dont les principes relâchés admettent tout ce qu’il dit qu’inspire la comédie représentée?» Vous avez raison, charmante fille: mais j’ai raisonné d’après les idées communes, dont j’ai tiré des conséquences vraies. J’ai ôté aux comédiennes leur considération, d’après vos anciens principes, pour que vous ne soyez jamais tentée de croire vous donner du relief en entrant dans une troupe, fût-ce celle de l’Opéra, ou celle, plus honorée encore, de la comédie française. Pourquoi prendre un état qui ne nous élève pas, qui peut nous rabaisser, et qui a un caractère? Or ce caractère est honteux dans la comédienne; la preuve, c’est qu’un comédien ne sera reçu ni avocat, ni conseiller, ni président, ni capitaine, ni pourvu d’aucun grade civil ou militaire. Restez donc sans caractère; vous serez capable de tout, voilà mon avis: et sans doute le vôtre, puisque vous avez déféré si docilement aux conseils du marquis, lors même que votre frère paraissait indifférent là-dessus? je crois que c’est une grande inconséquence de la part d’Edmond! puisqu’une sœur comédienne, fut-elle Melpomène ou Thalie, et la sagesse même, est toujours une tache. Et puis vos parents le sauraient tôt ou tard: d’où vient leur donner gratuitement un pareil chagrin? car ce ne sont pas là de ces choses qui se puissent cacher: Edmond n’y a pas songé en vérité! Au lieu que votre intimité honorable avec le marquis est une chose qui se cache d’elle-même, et à laquelle on donnera la couleur qu’on voudra.
Je sais par Laure que vous lisez beaucoup depuis quelque temps: j’aurais fort désiré d’être consulté sur vos lectures, que j’aurais dirigées comme j’ai fait celles de votre frère. Il s’est quelquefois écarté de mes conseils; mais ce n’a pu être qu’à ses dépens. S’il a fait servir pour vous le choix fait pour lui, c’est mal; son choix était masculin; il vous en faut un féminin, et le sexe n’est pas plus différent de vous à lui, que le doit être le genre de vos lectures. Vous allez en juger, par le catalogue de sa bibliothèque.
Point de journaux: cette lecture rend paresseux, décideur et superficiel. L’histoire ancienne dans les sources; le trop estimé Rollin l’a gâtée, c’est mon avis, que j’appuierai sur des preuves, quand on voudra. 1. Les historiens grecs, savoir Hérodote, Thucydide, Xénophon, Polybe, Diodore de Sicile, Denys d’Halicarnasse, Joseph, Philon, Plutarque, Arrien, Arpien (qui est peu sûr, ainsi que) Dion Cassius, Hérodien, Zozime, Procope, Agathias, Socrate le Scholastique, Sozomène, Evagre, Nicéphore, Manassès, Cedrenus, Zonare, Nicéphore Caliste, Nicéphore Gregoras et Nicétas; 2. Les historiens latins, Salluste, César, TiteLive, Patercule, Quinte-Curce, Cornelius Nepos, Valère Maxime, Tacite, Florus, Suétone, Justin, Spartien, Lampride, Végèce, Capitolin, Vopisque, Ammien et Eutrope; 3. Les poètes grecs, Homère, Hésiode, Sapho, Anacréon, Pindare, Théocrite, Bion et Moschus; les dramatiques, Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane et Ménandre; 4. Les poètes latins, Lucrèce, Virgile, Lucain, Stace, Silius Italicus; les satiriques, Horace, Perse, Juvénal; les élégiaque Ovide, Properce, Catulle, Tibulle; les comiques, Plaute, Térence; le tragique, Sénèque; le fabuliste, Phèdre; le caractériste, Théophraste.