Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

Celle-ci est absolument conforme à ceux-là. Et c’est ce qui me fait admirer ta philosophie, qui me met ainsi d’accord avec moi-même, quelque chose que je fasse; au lieu que tout le monde que je vois et que j’ai vu, même chez nous, ne fait jamais ce qu’il trouve le mieux. Moi, par ton bienfait, je fais toujours ce que j’approuve davantage. En effet, rien ne m’arrête, d’après cette excellente règle que tu as donnée à mon frère, pour juger nos actions: Que doit-il en résulter? Si c’est un bien pour tout le monde, quelle que soit l’action, elle est bonne: si c’est un petit mal pour les autres, et un grand bien pour nous, elle est bonne. Ne sont-ce pas là tes règles? Et je les crois fondées dans la nature. D’après cela, je dépouille toutes les actions de leurs enveloppes préjugiennes, je les considère nues et je les fais, si elles me plaisent. Par exemple, j’ai ruiné le marquis, autant qu’il était ruinable. Cela paraît mal d’abord aux yeux des préjugistes, et même aux miens: c’est le père de mon fils. Mais d’abord, que me fait mon fils? C’est un être hors de moi, dans lequel je ne sens pas, et qui ne sent pas en moi. Ensuite, j’ai considéré moralement le marquis riche, abusant de ses richesses: j’ai mis à sa solde une foule d’ouvriers, de pauvres gens, et je me suis occupée à leur partager le superflu de M. le marquis, les gaziers, les soyeurs de toute espèce; les marchands de tous les genres possibles, les bouchers, les poissonnières, tout ce qui sert le luxe et la bouche, m’a bénie de ce que je ruinais le marquis: et j’aurais eu des remords, en faisant tant d’êtres heureux, aux dépens d’un seul?… Je l’ai trahi: j’ai encore bien fait; je suis belle, je suis désirée, dois-je, pour un seul homme, rendre souffrants tant d’autres individus? Mais ensuite, je ne lui ôtais rien: il trouvait toujours les mêmes plaisirs, je satisfaisais les autres, sans le priver. À la vérité, j’avais des caprices; mais je puis me rendre le témoignage que mon motif a été souvent d’empêcher son goût pour moi de s’émousser trop vite, et qu’une autre ne ruinât sa bourse et sa santé.

Je reviens à mon fils: est-il vrai que j’ai diminué son bien-être futur, en ruinant son père? Rien de plus douteux; j’ai fait dépenser au marquis ce qu’il aurait donné à des filles de l’Opéra. Me voilà donc tranquille de toute manière. Reste un point; le grand point!

Je l’examine de sang-froid – à qui fait-il tort? à personne: à moi, à lui, plaisir. Il brûlait, il était dévoré, il souffrait; je l’ai rafraîchi, tranquillisé, guéri… J’ai bien eu quelques petits scrupules; mais à l’aide de mes principes, ils se sont évanouis. Je suis fière depuis cet instant: mon action me met au-dessus de toutes les courtisanes de la Grèce et de Rome; elle me reporte aux premiers temps de l’âge du monde, à ces temps heureux, où le désir n’avait point d’entraves: je ne vois plus rien qui m’étonne dans la conduite des anciens Persans et des Guèbres modernes, des rois d’Égypte et des sectateurs de Jatab, qui subsistent encore dans le même pays; je me dis, j’ai fait tout cela; je suis citoyenne du monde; aucune loi ne m’asservit, que celle de la raison; tout préjugé est foulé aux pieds par moi, jeune paysanne naguère, destinée par le sort à être la victime de tous les préjugés. Par exemple, que dirait-on chez nous, de ce que j’ai permis, lorsque je me suis fait mettre sur le catalogue des danseuses de l’Opéra? J’allai chez un des vieux directeurs. Il prit ses lunettes, me regarda, les remit dans leur étui; m’embrassa, et me dit… Enfin au bout d’une heure, il exigea que je revinsse à dix heures du soir. Je n’y manquai pas… Le lendemain, j’allai chez l’autre. Il me demanda si j’avais vu son confrère? Je dis que non. «Vous êtes charmante!…» Ce mot fut suivi des mêmes libertés; du même ordre de venir à dix heures du soir. Et le lendemain, je fus encataloguée. Que dirait-on, si l’on savait ce que j’ai fait pour l’italien? moi, qui d’après tes sages principes, abhorre les modes qui rapprochent notre parure de celles des hommes, je me suis dix fois mise d’une manière qui me répugne, pour exciter les présents de ce vieux singe: trois fois je me suis habillée en jeune homme de la tête aux pieds, parce que je savais le subjuguer par là! J’étais charmante. Il m’assurait que j’avais l’air du plus beau garçon… Si la religion était vraie, que je la crusse, pourrais-je faire cela, et tant d’autres choses, que tu sais et que tu ne sais pas, car je suis sans frein, absolument sans frein, et je déteste tout ce qui peut m’en servir? aussi, je hais la religion, ceux qui la prêchent, et surtout ceux qui la pratiquent. Je hais la philosophie contraire aux passions, et ceux qui la pratiquent, autant que la hait l’auteur des P****.

Tu vois que je suis une excellente écolière… Mais!… Je m’oublie! le plaisir de converser avec toi m’entraîne; on m’attend… Qu’on m’attende. Je ne veux pas y aller moi? Qui peut me contraindre? Cependant, ce n’est pas tout, que de me justifier toutes mes actions par mes principes; j’ai encore été plus loin: j’en suis venue à voir clairement que je n’ai pas besoin de les justifier.

En effet, si, comme tu m’en as convaincue, l’homme est un être souverain, qui ne rend de comptes à personne, si ce n’est quelquefois aux lois, quand il a manqué d’adresse; il suit de là, que si un homme était assez sage pour savoir, comme l’Ange de Zadig tout ce qui est utile aux hommes, il pourrait en agir avec eux tout comme lui. Cependant on le condamnerait; on crierait, au voleur, au meurtrier! je t’avoue que je raisonne encore un peu, dans ce qui concerne les autres; mais dans ce qui ne regarde que moi, je me décide sans examen: qu’importe? ne suis-je pas ma maîtresse? c’est de la peine et du temps perdu. Tu seras étonné de mes progrès, quand tu reviendras, et j’apprends que c’est dans peu. Rien ne m’arrête: je traite avec une indifférence qui t’enchantera, tout ce qui constitue ces crimes de mon village, si grands, qu’ils font dresser les cheveux de la tête des bonnes gens. À l’occasion de mon dernier triomphe sur les préjugés, que je dois à ta morale, j’ai approfondi le plus général de ces crimes. Pourquoi les hommes en ont-ils de tout temps fait un si grand de l’union des deux sexes? Je cherche d’où vient cette idée, je me creuse l’imagination, et je ne trouve rien qui me satisfasse, à moins que ce ne soit la crainte de l’épuisement. Je me rappelle que tu as dit autrefois, dans une lettre à mon frère, que c’était de l’abus seulement que les hommes font un crime. Mais comme je n’ai pas cette lettre, j’ignore si tu examines la question à fond. Pour moi, je vois fort bien que ce n’est pas l’abus seulement qu’ils réprouvent, c’est la, chose même: il ne faut pour cela que des yeux et des oreilles, quand on est dans le monde, à la ville tout comme au village? je voudrais bien avoir quelque chose de décisif sur cette manière?… Ou plutôt, que m’importe? Adieu: il m’a plu d’écrire jusqu’à ce moment; il me plaît de cesser.

P.-S. – je vais envoyer cette lettre à Laure: car que sais-je si tu n’es pas en route, ou arrivé? je n’ai fini d’écrire que ce matin 12. Tu dois avoir ma lettre du 10; à moins que Laure ne l’ait gardée. Je suis recluse d’hier, et ne sais plus rien de ce qui se passe: j’oublierai bientôt le monde entier, hors toi, et les présents; tous les absents auront tort.

88
{"b":"100939","o":1}