Je ne te déguise rien, ma chère sœur; mais je te demande le plus profond secret. Je me trouve dans une si étrange conjoncture, que je n’ose ni parler, ni louer, ni blâmer personne, pour que cette conduite ne fasse pas une impression défavorable pour moi, je feins d’être plus absorbée que je ne la suis. Je redoute d’ailleurs la colère d’Edmond et les dangers où elle peut l’exposer, ainsi que nos chers parents, sur qui le contrecoup de son imprudence retomberait; je lui dissimule autant qu’il est en moi, les torts du marquis, et si je l’avais pu, il aurait ignoré tout ce qui s’est passé dans l’intérieur de la petite maison. Pour M. Gaudet, c’est la prudence même: je suis instruite de toute sa conduite, parce qu’on en parle à côté de moi dans des temps où l’on me croit assoupie; elle est très adroite, et il me dédommage au moins par tous les moyens possibles: car il serait bien honteux et bien désespérant de n’être venue à Paris que pour être la victime d’une brutalité, sans que rien compensât la perte irréparable que j’ai faite. J’apprends que j’ai quinze mille livres de rentes. Je n’oublierai jamais ce service, que je dois à M. Gaudet, et ma douleur, toute vive qu’elle est, ne me rend pas insensible au bien qu’il m’a procuré. Si je m’étais vendue, et que ce fût le prix de mon innocence, j’en aurais honte, et ni nos chers parents, ni vous ne pourriez me revoir; mais ce ne sont que des réparations trop méritées, malheureusement!… On peut dire que cet homme est un ami essentiel: tandis que les autres parlent, il agit, et va droit au but. Car si désormais, je suis réellement l’épouse du marquis, ou si le conseiller (ignorant ce qui, s’est passé, à l’enlèvement près) se détermine jamais à conclure, je crois que ma dot aidera beaucoup à les décider l’un et l’autre! M. Gaudet m’a fait entendre qu’il avait eu ce double motif en vue: vrai, cet homme-là est à tout; et s’il avait entrepris de me faire duchesse, avant mon accident, je crois qu’il y aurait aisément réussi. C’est ce qui fait que dans tous nos entretiens particuliers, je recommande à mon frère de se tenir attaché à M. Gaudet, quoi qu’on lui dise: sa conduite le regarde; mais ses services nous obligent; il est capable d’en rendre de toute espèce, et nous lui devons infiniment de reconnaissance…
Le lendemain.
Comme j’en étais hier à la page précédente de ma lettre, j’ai reçu la visite de M. Gaudet. Mon mariage est faux: l’homme en prêtre était un domestique du marquis; M. Gaudet a fait cette découverte, par le, moyen des deux jeunes filles qu’on m’avait données en second pour me servir, quoiqu’elles ne fussent pas du secret, car elles n’avaient pas vu le mariage; mais M. Gaudet, qui avait des soupçons, leur ayant demandé tout uniment lequel des gens du marquis était en prêtre, le jour de ma délivrance, elles l’ont nommé, sans connaître le motif de ce déguisement…
Une heure après.
Lorsque M. Gaudet a été parti, on m’a annoncé M. le conseiller. On m’a dit qu’il était déjà venu plusieurs fois. La conversation que nous avons eue est singulière! Après m’avoir témoigné l’intérêt qu’il prend à ce qui me touche, j’ai vu qu’il voulait pénétrer plus avant avec moi, qu’il n’avait fait avec Mme Parangon et mes autres amis. Je me suis trouvée très embarrassée. Mentir me répugnait; d’ailleurs le mensonge nous met toujours au-dessous de celui à qui nous mentons, fût-ce le dernier des laquais; car nous craignons qu’il ne découvre la vérité, et qu’après avoir su le mensonge, il ne nous méprise. Cela est encore plus vrai d’une fille avec son amant: le mensonge, dans cette position, est, je crois, égal au manque de sagesse, pour la honte dont il la peut couvrir; voici comme je me suis tirée. Le conseiller, après les compliments, m’a dit: «L’état où je vous vois, prouve que vous avez eu beaucoup à souffrir du marquis, mademoiselle? – Et de mon désespoir, monsieur. – Quel indigne moyen… d’arracher des faveurs! Ce ne sont pas des faveurs que la violence arrache. – Je le sais, mademoiselle: mais j’ai employé ce terme faute d’autre. Le marquis s’est rendu bien coupable! – Au-delà de ce que vous pouvez imaginer, monsieur, et ses propositions de mariage secret n’ont pas été le moindre de ses torts. – Il employait ce moyen? – Certainement, et toute la violence d’un homme emporté par une passion criminelle! Et quelle ressource aviez-vous, contre ses attaques? Mes larmes, les instances, les prières, l’état déplorable où je me suis trouvée, par de fréquents évanouissements. – Vous vous êtes évanouie? – Au point que deux femmes qu’il m’avait données pour me servir, ne pouvaient me quitter. – Elles ne vous quittaient pas? – Non, monsieur, ni jour ni nuit; et lorsque le marquis venait, elles étaient toujours prêtes à venir au moindre mot. (C’est la vérité, mais les malheureuses me trahissaient.) – N’a-t-il rien osé… c’est comme magistrat, et comme ayant du crédit ici que je vous fais cette question?» J’ai feint de me trouver mal, en lui répondant: «Le souvenir des excès du marquis… Je ne me trouve pas bien, monsieur, sonnez…» Il a sonné… «Cette image, ai-je repris, comme égarée, ôtez-la! – où? – Là, au pied de mon lit… Retire-toi, monstre!… Ne m’approche pas!…» On est entré. «Elle est dans le délire!» a dit le conseiller avec effroi. Par cette adresse je m’en suis débarrassée, sans avoir répondu à sa question d’une manière qui l’éclairât, et sans avoir menti. Si pourtant un jour, il s’agissait réellement de mariage entre lui et moi, je crois que je ferais le mensonge: car sa personne m’a toujours convenu; et puis, je ne perds pas de vue l’utilité dont cette alliance serait à notre famille, et le relief qu’elle nous donnerait dans le pays.
Le jour suivant.
Je viens d’avoir une longue conversation avec Mme Parangon. Ô! ma chère sœur! que de secrets elle m’a dévoilés! Ils sont tels que je ne lui ai rien caché non plus: je lui ai ouvert mon cœur comme à toi-même. Je vais seulement te rendre compte de ce qui la concerne.
Elle croit que ce qui vient de m’arriver est une juste punition du Ciel, dont elle s’accuse elle-même d’être l’auteur, ainsi que mon frère: c’est fondante en larmes qu’elle s’est chargée de tout mon malheur. Hélas! je suis plus coupable qu’elle (si quelqu’un l’est, outre le marquis)!… Et mon orgueil a fait bien plus que toutes les fautes étrangères! je ne t’ai rien déguisé, et tu as vu que je n’ai pas toujours été prudente… La vanité est présomptueuse, et quand le vice est le gardien de la vertu, il est aisé d’endormir la sentinelle. Elle est grosse… Mais de qui?… oh! ma chère!… l’oserai-je dire? d’Edmond!… Elle a subi le même traitement que moi… la violence… Mon frère!… ma chère Fanchon! Ah! tous les hommes se ressemblent! Edmond s’être porté à cet excès, avec une femme… la sœur de sa prétendue… Voici le récit de cette vertueuse dame; car elle l’est plus que jamais.
«Ma chère Ursule, je vois dans tout ce qui vous est arrivé, beaucoup plus loin que vous, et que tout le monde non que j’aie plus de pénétration, mais je suis plus instruite. Est-il possible, ma chère fille, que tu sois la victime des fautes d’autrui!… Mais Dieu est juste; il nous punit par des vues profondes, convenables à sa divine sagesse, et toujours de manière que si nous savions tirer avantage de la Punition, elle nous serait profitable par ses effets… Ma chère Ursule… Je suis sans doute la cause de ton malheur, ou du moins, je partage cette funeste influence avec Edmond… Nous sommes, lui et moi, les plus viles des créatures… Je nourris depuis longtemps un penchant criminel pour ton frère… Ô mon amie! je puis te faire cet aveu aujourd’hui que ton accident te met hors des atteintes de la séduction… Ce n’est pas que je me sois, avant notre faute, avoué jamais ce penchant coupable; au contraire, je me le déguisais de toutes les manières, et lorsque l’évidence se présentait à mon esprit, je fuyais: mais je fuyais auprès de toi, et sans le savoir, sans que je le susse bien clairement moi-même, ta présence nourrissait un feu que je croyais éteindre par ton amitié. Durant mon séjour ici avec toi, j’ai tour à tour éprouvé tout ce que l’amour et la jalousie ont de plus cruel. Je le destinais à ma sœur: rien ne paraissait devoir empêcher leur union, et cette assurance, objet de tous mes désirs, au lieu de combler mes vœux, me rendait jalouse de Fanchette! Jamais, jamais mon amie, ce sentiment affreux n’a été écouté; mais je l’avais, et j’étais obligée de le combattre: un premier mouvement, dans certaines occasions, me portait à haïr ma rivale dans Fanchette, à la repousser, lorsqu’elle venait me caresser. Mais, ma chère Ursule, c’était précisément dans ces occasions que je lui prodiguais ces caresses si vives, qui ont souvent excité ton admiration: je me punissais moi-même, et mon coupable cœur, en faisant tout le contraire de ce qu’il eût désiré.