Voilà ce qui se passe. Cependant M. le marquis m’a encore parlé fort durement à dîner, et il lui est même échappé un vilain mot… que je mérite, mais qui n’en est pas moins dur dans sa bouche.
Je me trouve en état, ma très chère sœur, au moyen de mon augmentation, de t’envoyer une petite somme, pour, sans me nommer, soulager nos pauvres compatriotes: c’est particulièrement les veuves chargées d’enfants, surtout cette pauvre Claudine Guerreau, qui en a sept; son sort m’a quelquefois tiré des larmes. Je te recommande encore cette pauvre veuve Madeleine Brévin, qui s’est laissée séduire par le fils de Jacques Bérault, notre parent: nous lui devons plus qu’à une autre; c’est peut-être Edmond et moi qui avons corrompu son séducteur, et qui l’avons perdue; elle avait bien vécu fille et femme: pourquoi ne se serait-elle pas bien comportée veuve? Tu m’enverras sa pauvre enfant; c’est aussi notre parente, par le sang de son père; j’en prendrai soin, et je ferai disparaître ici, dans l’obscurité que Paris favorise, la honte de sa naissance. Quant à toi, ma chère Fanchon, et à toute notre chère famille j’entretiens déjà mon fils de ce qu’il faudra faire pour vous: cela sera d’un autre genre, si je vis, ou que mon fils, comme je l’espère conserve à votre égard les sentiments que je lui inculque. Ô! l’aimable enfant! et qu’il m’est cher! J’en suis tendrement aimée, et respectée, plus qu’une mère ordinaire, qui serait de la condition de M. le marquis. Il semble que ce cher enfant veuille me dédommager des humiliations auxquelles son père m’a condamnée, quoiqu’il les ignore absolument, au moins de ma part. Ma femme de chambre m’assure que, je dois ces dispositions de mon fils, non seulement à la tendresse de mes soins, mais aux discours de Farisar: elle l’a entendu un jour dire au jeune comte: «Mon cher jeune maître, Mme votre mère est une sainte, et il n’y a pas de femme au monde comme celle que vous avez le bonheur d’avoir pour mère.» Et comme le jeune comte (ajoutait cette bonne fille) sait que son père a une entière confiance dans ce garçon, un pareil discours de sa part a fait une grande impression sur lui. Voilà, ma chère bonne amie sœur, une grande consolation pour moi! quoique je la doive à ce bon domestique, qui peut-être, gagnera son maître, non pour m’en faire aimer, mais, pour le ramener à des sentiments qui fassent un jour la paix de son cœur.
5ème.
Lorsqu’une partie de mes désirs sont remplis, ma très chère sœur, et qu’une partie de mes peines cessent, il m’en vient d’autres, non moins cruelles! Où est mon infortuné frère?… Tandis que je suis marquise, moi la plus coupable (car nous savons que sa peine flétrissante n’a été que l’effet d’un malheur), il erre, et sûrement gagne sa malheureuse vie aux travaux les plus rudes, ou mendie son pain, un pain bien amer! Ô! ma chère sœur! on dit qu’on l’a vu! et où vu? je ne sais qui me l’a dit, car on paraît se cacher de moi: mais j’ai entendu, ou cru entendre ces mots: En pauvre, n’ayant qu’un bras; il a demandé l’aumône à Mlle Fanchette. C’était sûrement d’Edmond! qu’un bras!… Dieu tout-puissant, que signifie ce mot!… qu’un bras!… Ô! mon Dieu!… Prie Dieu pour lui et pour moi, chère sœur!… Perclus, mutilé, il n’est pas plus malheureux que moi!… qu’un bras! mon frère!… Ô! Fanchon Berthier! toi si pieuse, si méritante, invoque ton Dieu sur le malheureux Edmond et sur sa coupable sœur! Ses peines m’indiquent celles que je mérite.
Je t’envoie une nouvelle somme, que tu iras recevoir à V*** toi-même: le port est payé. J’y ai joint des présents pour toi, pour ton mari, tes enfants; Pour nos frères d’Au**, et notamment pour la chère Edmée, la plus chérie après toi, et à l’égal de toi, de celles qui ont honoré de leur nom et de leur foi quelqu’un de mes frères. Agréez ces faibles marques d’un sentiment inépuisable, éternel, infini. Adieu, aimée, chérie à jamais belle-sœur, et plus que sœur.
6ème.
Ô chère, amie sœur! quelle lettre je viens de lire! C’est Mme Parangon qui me l’a copiée comme tu vois! «Avant-hier, j’ai baisé le seuil de ta porte; je me suis prosterné devant la demeure de nos vénérables parents. Je t’ai vu; et les sanglots m’ont suffoqué. Ton chien est venu pour me mordre; il a reculé en hurlant, comme si j’eusse été une bête féroce! tu l’as pensé toi-même; tu as lancé une pierre; elle m’a atteint; c’est la première de mon supplice…, s’il n’est pas trop doux, pour… un parricide. Ta femme t’a appelé; vous avez été aux tombeaux. Je vous devançais. Vous y avez prié. Et tu as dit à ta femme: «La rosée est forte; la pierre est moite; le serein pourrait te faire; allons-nous-en…» La rosée! c’étaient mes larmes! EDMOND le malheureux.» Dieu tout-puissant! faites miséricorde à votre affligée servante! mais cette lettre a brisé mon cœur. La rosée! c’étaient mes larmes! Ô le pauvre infortuné! combien donc en avait-il répandu!… Ah! je sens pourtant un mouvement de joie! il lave ses fautes et les miennes dans ce déluge de larmes! il nous régénère et nous baptise tous deux dans ce torrent de larmes!… Pauvre cher frère! pauvre ami! mais pauvre abandonné de tout le monde, pendant que ta sœur est servie!… Mon Dieu! je vous offre mon sang, tout indigne qu’il est de couler devant vous! je vous l’offre, mon Dieu! pour achever d’effacer dans les flots de ce sang versé les crimes que mon pauvre frère efface avec ses larmes!… À tout moment, ce mot retentit à mon cœur: C’étaient mes larmes! Mon cœur bondit et tressaille à chaque fois que je répète… La rosée! c’étaient mes larmes! Jamais, jamais le ne me suis sentie dans la situation où je me trouve…
Emploie suivant mes intentions ce que je t’envoie, chère amie. Mes pauvres sont fort bien, à ce que j’ai su par celui qui m’est venu voir ici de ta part. Songe surtout à Edmée Bertrand elle m’est chère à plus d’un titre, ainsi que sa bonne sœur Catherine.
7ème.
Très chère amie! j’éprouve des horreurs depuis quelque temps: je ne te les répéterai pas; je les ai écrites en frissonnant à Mme Parangon, presque malgré moi, sachant l’impression qu’elles devaient faire sur cette respectable et sensible femme. Je crois que le terme de ma carrière n’est pas éloigné: c’est pourquoi je répète à mon fils, depuis quelques jours, tout ce que je lui ai recommandé à votre sujet, très chère sœur. Il soupçonne d’avoir fait l’aumône à son oncle; et depuis ce moment, quoiqu’il y ait, bien six mois, l’enfant répète de temps en temps ces terribles paroles, que lui a dites le pauvre: «Voilà où m’ont réduit le crime, et le goût effréné du plaisir.» Quel autre qu’Edmond aurait prononcé d’aussi terribles paroles, en recevant l’aumône d’un enfant! C’était moi qui avais donné l’argent à mon fils. Hélas! Si j’avais su en soulager la misère de mon infortuné frère, j’aurais donné tout ce que je possède, et ma vie avec, et mon âme, tout moi-même!…
Pauvre malheureux! Il n’avait qu’un œil, et qu’un bras!… Il périt en détail! et moi… Oh!… Dieu prendra ma vie d’un seul coup. Mais par quelle main!… Dieu! dissipez les effrayantes idées qui se présentent à mon imagination troublée!… Dois-je donc périr de la main de mon frère! serons-nous tous deux dans les mains de la céleste vengeance un instrument de punition et de crime, comme nous fûmes dans celles de la céleste colère un instrument de corruption et de chute!… Malheureux Edmond!… malheureuse Ursule!… Exemples vivants et terribles de la punition exigée de crimes affreux!… Mais, hélas! n’y avait-il donc ni séduction insurmontable, ni humaine faiblesse, qui puissent les faire excuser!… Non!… Redoutable non! que j’entends sans cesse, tu ne me conduiras pas au désespoir… Ô mon Dieu! vous ne châtiez pas ceux que vous abandonnez; mais vos enfants, ceux que vous voulez ramener à vous, votre bras vengeur s’appesantit sur eux, et les punit avec sévérité, pour leur faire trouver un jour dans votre sein paternel le rafraîchissement et la paix. Amen.