P.-S. – Je dispose de tout ce que je puis, chère amie sœur, en cette occasion, que je crois la dernière. Je me recommande à vos prières à tous: car mon cœur bat, et la main du Seigneur s’appesantit sur moi.
8ème De Mme Parangon.
Je ne sais que penser, ma très chère Fanchon, de la situation où se trouve notre Ursule: elle vient de m’écrire une lettre effrayante. Au reste, son imagination vive réalise bien des choses, qui ne sont pourtant que des chimères. Ce n’est pas que la situation de l’infortuné ne me cause à moi-même la plus sombre terreur! Dieu! quel état! et ne pouvoir ni le soulager ni le rencontrer! toujours caché à nos yeux!… Ah! je le sens, il est un Dieu qui est celui des vengeances; il fait éclater toute sa puissance sur de faibles créatures et la grandeur de son courroux les agrandit en quelque sorte, pour les faire trouver digne de l’exercer!…
Je suis dépositaire de beaucoup de choses de la part de la chère marquise: c’est à vous que tout s’adresse; mais je souhaiterais vous les remettre ici, chère Fanchon, s’il était possible, pour bien des petites raisons. J’aurais d’ailleurs un plaisir infini à vous y recevoir.
9e De la même.
Ma chère Fanchon! Je ne crois pas aux prodiges ni aux pronostics: cependant je suis épouvantée de ce que je viens de voir et d’entendre. Je regardais avec attendrissement le portrait d’Ursule, qui est dans ma chambre à coucher. Je l’ai vu se remuer, ou du moins il me l’a semblé; ensuite j’ai trouvé son visage pâle, et sa chair plombée. J’ai appelé Toinette. Tandis qu’elle se disposait à venir, j’ai distinctement entendu ces mots: Ursule est morte. Effrayée, j’ai de nouveau appelé vivement Toinette, qui est entrée en courant. le lui ai dit de regarder le tableau. Elle l’a trouvé comme à l’ordinaire, quoique je le visse toujours changé. Enfin, je lui ai demandé si elle n’avait rien entendu en venant? «Si, madame: la petite Duchamps, disait à une voisine, Ursule est morte. C’est une fille de trente-deux ans, que son frère le soldat, qui la croyait libertine, sur de faux rapports, a tant battue à son arrivée, qu’elle n’en a pas relevé.» J’ai compris alors la raison de ce que j’avais entendu: mais celle de la pâleur du portrait m’étonnait encore, lorsque Toinette m’a dit: «Mon Dieu! madame, comme le portrait est pâle!» Je l’ai regardé, et il l’était effectivement. Mais j’en ai bientôt découvert la raison, dans un rideau de taffetas vert, que le vent soulevait par intervalles. Je me suis donc tranquillisée. L’heure de la poste est venue. J’attendais une lettre avec impatience, à cause de la dernière d’Ursule, qui avait rempli mon esprit de trouble et de tristesse. Le facteur n’arrivait pas. J’ai envoyé Toinette chez le directeur. Il n’y avait rien pour moi: mais elle a vu donner une lettre pour vous au commissionnaire de V***. C’était l’écriture de la femme de chambre d’Ursule, à ce que m’a dit Toinette, qui la connaît bien: le cachet était noir. Cela m’inquiète et me rassure. Le dessus de vos lettres est presque toujours de l’écriture de la femme de chambre, pour tromper les curieux de Paris. Mais ce cachet en noir? Tirez-moi d’inquiétude, ma chère Fanchon, le plus tôt possible.
Voilà, ma chère sœur, le récit fidèle de tout ce qui s’est passé: car cette lettre de l’excellente dame est d’avant-hier. Je te prie de lui présenter la terrible lettre que je te confie, mais avec prudence, en l’assurant de mes très humbles respects, et tâchant d’affaiblir sa douleur, qui, je crois, ne le cédera pas à la nôtre; surtout en lui exprimant le désir que j’ai de conserver sa précieuse amitié. Je ne doute pas qu’elle soit instruite. du malheur par mon mari, qui ne m’en avait pas parlé, de peur de me trop affliger.
Adieu, chère sœur Edmée.
(Il y eut ici dix années sans aucune lettre à Fanchon, qui fût relative à sa sœur Ursule. Enfin, Edmond étant mort, comme on l’a vu dans la CCLXXVIèmedu PAYSAN, Fanchon écrivit à Edmée la lettre suivante.).
Dernière lettre. La même, à la même.
[Dernier adieu dit aux morts.].
Tout est fini! ma chère sœur! une même tombe couvre trois corps… Ils sont aux pieds de nos chers père et mère!…
Après l’arrivée de ces tristes restes à la maison paternelle, où on les a déposés, suivant la demande de Mme Parangon, nous les avons environnés d’un luminaire, et nous nous sommes proposé de les veiller mon mari et moi, tour à tour, et tous deux ensemble. J’ai commencé la première, et au milieu de la nuit, seule, j’ai voulu ouvrir le cercueil d’Ursule. J’y ai porté la main sans trembler; mais, j’étais en larmes; et je l’ai ouvert!… Ô ma sœur!… un cadavre desséché!… hideux… Je me suis prosternée, et j’ai crié merci à Dieu. «Voilà donc la beauté! Cette fille que les hommes poursuivaient, qu’ils s’arrachaient, qu’ils punissaient avec la rage d’une passion rebutée! la voilà! la voilà! venez la prendre à présent, malheureux! venez l’arracher à la mort! au tombeau! venez contempler d’un profane regard où est la beauté qui vous charma!…» J’ai fait couler mes larmes sur ce cadavre, restes encore chéris de celle que j’ai tant aimée… Je l’ai laissé ouvert,… J’ai voulu voir les deux autres… J’avais de les revoir une faim avide… J’ai découvert le cercueil, où sont réunis ceux que la céleste vengeance a toujours séparés; j’ai vu… Ô déplorable objet, le malheureux Edmond, les cheveux sanglants, la bouche encore remplie du sang qu’il a vomi… à côté, celle qu’au tombeau seulement j’ai pu nommer ma sœur!… tranquille, comme pendant le sommeil, seulement pâlie: ses beaux cheveux ombrageaient son front noble et modeste, sans le, couvrir. J’ai porté ma bouche… hélas, c’était une glace que j’ai baisée…
Je me livrais à cette vue sanglotante, ne me connaissant quasi pas, quand j’ai entendu quelque bruit. Je me suis retournée. C’était mon homme. «Que faites-vous, ma femme! – Oh! oh!… Je, dis adieu aux morts! ai-je fait. Ma chère femme, avez-vous pu découvrir… – Tiens (je l’ai tutoyé!) tiens, regarde… Ursule… c’est Ursule que voilà!… Regarde! reconnais-tu celle que les malheureux ont profanée!…» Pierre s’est jeté à deux genoux, et a poussé un cri lamentable, qui m’a percé le cœur. «Ô ma sœur! ma pauvre sœur! voilà donc comme je vous revois!… Malheureux j’ai été orgueilleux de vous, dès votre jeunesse; je disais: j’ai une sœur qui est la plus belle des filles, et un jour quelqu’un de grand nom l’épousera!… Oui, j’ai eu cette idée plus d’une fois, dès sa tendre jeunesse! Hélas! j’ai lu la relation, qui m’a bien rabaissé mon orgueil! me le voilà bien davantage encore, que je vous vois là, de la main…; oh! oh! mon Dieu! que vous nous avez punis!… Ma chère femme, laissez-moi, ici; je veux veiller les morts, en attendant que demain, on les mette dans le lieu de paix!…» Et il s’est levé, me voyant attentive sans lui répondre, sur le cercueil d’Edmond; et s’étant avancé… Il a frémi; il a reculé… «Mon frère!… mon frère!…» Oh! quel cri! je crois l’entendre encore… Et il s’est avancé tout près comme pour le regarder. Mais je l’ai couvert, comme inspirée: «Il a dit que tu ne le verrais jamais! respecte la volonté. des morts!…» Mon mari s’est retiré, en criant «Ô Edmond! ô mon ami dès notre enfance; celui à qui j’ouvrais mon cœur, et qui m’ouvrais le tien! tout est donc fini… Non! non! je ne te verrai jamais! j’ai été, toi vivant, aussi près de toi que je le suis, en ce moment, toi mort, et je ne t’ai pas vu, parce que tu me l’as interdit! que je ne te voie donc pas, même après ta mort!… Oh! oh! que m’a douleur est grandeur. Mon ami! mon compagnon dans notre enfance te voilà donc revenu dans cette maison, où nous avons vécu, à nous aimant si tendrement, nous jurant de nous toujours aimer; t’y voilà donc! mais mort… à la fleur de ton âge!… Ma femme, appelez votre fils Edmond; qu’il vienne! qu’il vienne ici!» Et j’ai été chercher l’enfant: et son père l’ayant vu, il s’est jeté à son cou, en lui disant: «Voilà donc à présent mon seul Edmond!… J’en avais trois; je n’en ai plus qu’un!… Mon cher ami, tiens, sous ce voile que je n’ose lever, est ton parrain: regarde-le; mais il m’est défendu de le voir; regarde-le pour moi!» Et l’enfant a levé le voile, pendant que son père se couvrait le visage de ses deux mains. Et l’enfant a reculé de frayeur, disant: «Il est mort! Il est mort! – Oui! (a crié le père). Il est mort!… Ô mon fils! tu vois là le plus beau des enfants, quand il était à ton âge; le plus doux, le meilleur cœur, le plus pieux, le plus respectueux envers père et mère, le plus affectionné envers frères et sœurs! et le voilà mort, tué par Dieu même! Regarde, regarde! comme Dieu l’a tué! Il n’a qu’un œil… il n’a qu’un bras… Hélas! il n’a plus rien!…» Et l’enfant regardait, pendant que son père voilé de ses deux mains, versait des larmes, en suffoquant de sanglots. «Voilà, voilà où l’ont conduit la perdition de la ville, et les mauvais conseils, et les mauvais amis, et les mauvais exemples, et les flatteries, que lui faisait un chacun sur sa bonne mine, sur son esprit, sur son habileté; et il s’en est enorgueilli, excusable qu’il était, si jamais personne le fut; car il était en tout aimable, et agréable, et spirituel, et amusant, et plein de reparties fines; toujours obligeant envers un chacun, donnant, et faisant plaisir, autant qu’il pouvait: mais il a oublié Dieu, et Dieu l’a châtié, en père en colère…, pour le recevoir pourtant un jour dans son sein paternel avec bonté: car il l’a assez puni! 0 mon pauvre Edmond! que j’ai tant aimé! qu’il me semble que je n’aime ce petit Edmond-ci qu’à cause que tu me l’as tenu pour notre digne père, sur les saints fonts, que ton exemple du moins lui profite, et qu’un jour il lise ta vie dans tes lettres, pour y voir et comme tu t’es perdu, et comme Dieu t’a puni, et ramené à lui comme par force, à coups de verge de fer!…» Et quand mon mari a eu dit ces paroles, il est tombé à deux genoux, la tête penchée sur sa poitrine et pleurant. Et l’enfant lui a dit: «Mon père, et moi, si je perdais mon frère Pierre, je serais dolent tout comme vous.» Et le père s’est relevé. J’ai recouvert Edmond: car mon mari ne le doit point voir; mais il a jeté ses yeux sur Mme Parangon, et se trouvant dans les mêmes paroles que moi, il a dit: «C’est donc morte, ô la meilleure et la plus infortunée des femmes, que je devais vous nommer sœur!… Mon fils, vois dans ce cercueil bonté, beauté, grâces, générosité, toute vertu; c’est ta tante, Edmond, qui ne l’a été qu’un instant; elle est morte de douleur, et la voilà au cercueil, pour avoir innocemment placé son excellent cœur dans Edmond, avec trop de complaisance. Dieu l’a reçue dans son sein; car elle en est toute digne, et je la prierai plutôt, que je ne prierai pour elle.» J’ai alors dit à l’enfant: «Ici est ta tante Ursule.» Et l’enfant a détourné la vue du cadavre: «Ce n’est pas ma tante Ursule si belle, qui me caressait tant! – Si fait, mon enfant, a dit son père; la voilà cette sœur si belle, que j’ai tant aimée! la voilà… Dieu est juste… Tu ne verras son histoire que devenu tout à fait homme; car elle est bien terrible! mais elle a fait une rude et sincère pénitence, et si rude, que je la prie depuis sa mort, au lieu de prier pour elle: car sa vie de pénitence m’a souvent rempli de consolation. Elle a été marquise, et elle est morte poignardée… par son frère, qui la croyait dans le mauvais chemin… ou plutôt, c’est Dieu qui l’a tuée… Ma pauvre sœur! voilà donc ce qu’est devenu tant de beauté, d’innocence, de sourire gracieux, d’aimable droiture; le voilà!… Ô mort, que tu es difforme! Comme ta main décharnée efface tout ce qui fit l’admiration et l’orgueil des hommes!…».