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Le lendemain, les trois frères retournèrent chez le père Servigné, et on passa encore la journée ensemble; si bien qu’on alla voir une autre vigne superbe, et puis de là goûter dans un jardin du faubourg à l’ombre sous les arbres du père Servigné. Georget était bien content de tout ça, outre que Catherine lui revenait tout à fait; et il aurait bien voulu que Bertrand eût été accepté comme lui; mais Edmond les retenait, Catherine et lui, quand ils lui disaient qu’il fallait parler. Voilà comme ça se passa, à cette première visite: car la troisième fête au matin, nos frères partirent pour s’en revenir ici.

À leur arrivée, notre père et notre mère, ainsi que nous tous, qui les attendions avec impatience, nous avons été bien joyeux de les voir. Et Georget nous a dit en entrant: «Bonne nouvelle! et nous venons de voir un digne homme; un homme tout comme notre bon père, et je ne saurais trop dire de bien de lui, et de ses filles, toutes deux sans exception, ainsi que de notre frère, qui nous a fait plus comme à ses enfants, que comme à des frères.» Là-dessus notre père s’est levé, et a dit: «Béni soit Edmond, et que sa bonté envers ses frères le recouvre un jour, s’il fait quelque faute! je vous en prie, mon Dieu!» Et notre bonne mère a dit: «Écoutez bien, mes enfants, la bénédiction de votre père!» Après ça, Bertrand a parlé, comme étant le cadet. Et il a conté comme Edmond les avait endoctrinés sur ce qu’ils devaient faire, leur conseillant les plus petites choses, comme les plus grandes. Et quand il a été question d’Edmée, il a dit à notre bonne mère qu’il ne pouvait bien en faire la louange qu’en disant qu’elle était la plus aimable et revenante fille qu’il eût vue en sa vie; ayant de la façon de sa sœur Ursule, et de Mme Parangon elle-même, sans pourtant leur ressembler. Et qu’il ne pouvait penser comment avait pu faire son frère, pour se délibérer d’un pareil amour en sa faveur, vu que lui en cas pareil ne le pourrait. Georget, lui, a parlé des héritages du père Servigné, et comme il paraissait riche et à son aise, bénissant Edmond qui songeait ainsi à ses frères, et les procurait où ce qu’il fallait qu’ils fussent procurés, puisque des demoiselles ne leur auraient pas convenu, et que pourtant ces deux filles-là étaient aussi riches et aussi gracieuses et spirituelles que des demoiselles.

Quinze jours par après, nos deux frères sont encore allés voir leurs maîtresses. Mais à leur arrivée, il y avait bien du rabat-joie pour le pauvre Bertrand! Un riche monsieur avait demandé Edmée; et le père, qui voyait l’avantage de sa fille, et qui ne savait rien de rien au sujet de Bertrand, l’allait peut-être donner; mais Catherine l’en a empêché, à force de le prier. Edmée elle-même, qui comptait sur Edmond, se désolait, et faisait parler sa sœur, n’osant rien dire que refuser avec timidité. Là-dessus Edmond, à qui nos frères sont venus le dire, a été trouver le père, et a parlé net pour Bertrand. Ce bon et cher homme a vu plus d’agrément pour ses filles à épouser les deux frères, et ce motif seul l’a déterminé au refus du monsieur. Mais dès que le père a eu le secret de l’échange qu’Edmond voulait faire, il l’a bien vite dit à sa fille cadette, qui n’y comprenait rien; il a bien fallu qu’Edmond lui expliquât tout cela; et il l’a fait. Mais quelle peine! avec quelle adresse il a tourné ça! Oh! il a bien de l’esprit! d’après ce que nous ont conté nos frères. Mais, il a pourtant tout arrangé le mieux du monde, et la pauvre Edmée, autant par la crainte de sa sœur, que pour complaire à son père, et parce que Bertrand ressemble à Edmond qu’elle ne peut plus avoir, a consenti à demi.

Mais il faut te dire à présent que ce beau cavalier, qui la demandait, était M. Gaudet; et comme il ne pouvait l’épouser, il est en être qu’il ne voulait que l’ôter à Edmond, à celle fin de lui faire faire un mariage plus sortable au train de vie qu’il faut qu’il mène dans le monde. Edmond a su tout ça de son ami lui-même, et il nous l’a écrit par une lettre qui vaut quasi un sermon, et où il y a tant de choses que je ne sais pas, que je ne me trouve pas partie capable d’en juger.

Au troisième voyage de nos deux frères, tout a été décidé: c’est Mme Parangon (à qui il faut apparemment que nous devions toujours), qui a parachevé de faire consentir Edmée à recevoir Bertrand comme son futur. Nos frères, à leur retour ici, nous ont appris cette heureuse nouvelle, et que le jour était pris. On a donc publié les bans, et le temps arrivé, nous avons tout préparé, afin de partir pour Au**, ne devant laisser à la maison que celui qui est le plus en état d’y remplacer tout le monde. La veille au soir, notre père nous a lu dans la sainte Bible, l’histoire du mariage d’Isaac avec Rebecca, et de celui de Tobie avec Sarah, fille de Raguel, afin de donner à nos deux frères une instruction indirecte. Ensuite il s’est levé, et nous voyant tous autour de lui, en ce moment de joie, il nous a dit: «Mes chers enfants, voici, je crois, d’heureux mariages, que la bonté de Dieu nous prépare. Priez tous Dieu en cet instant pour celui qui nous les a procurés; car ce pauvre et cher enfant est embarqué sur une mer tempêteuse, et battue de l’orage et des vents.» Et il s’est mis à genoux le premier, et il a prononcé la prière: «Mon Dieu, qui m’avez fait père de ces enfants, faites aussi, je vous supplie, que tous et un chacun d’eux se portent au bien envers vous et envers le prochain: mais, principalement, Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, jetez un œil de clémence et de miséricorde sur le pauvre Edmond, que vous m’avez donné dans votre faveur et bonté, pour doublement porter mon nom, comme mon fils aîné porte doublement celui de mon digne père, et daignez ratifier les vœux que forment, la face prosternée, votre serviteur, et toute sa famille, qui vous honore et vous connaît comme son vrai Dieu, pour Edmond R**, exposé à la ville aux dangers de la séduction du monde; et pour Ursule R**, fille de votre serviteur et de votre servante Barbe, mon épouse, qui est remplie de votre sainte crainte, et qui vous a servi tous les jours de sa vie en humilité, remplissant tous ses devoirs de femme et de mère, afin que cette chère enfant soit préservée des embûches du monde et des méchants. Daignez, Seigneur, pareillement exaucer les vœux sincères, que font en union avec moi, mon fils aîné Pierre R**, porte-nom de mon digne père (le placiez vous dans votre sein!), George R** (dont veuillez bénir le mariage!), Bertrand R**, naïf et simple comme le jeune Tobie (dont veuillez bénir aussi le mariage!), Augustin-Nicolas R**, adolescent, et Charles R**, encore dans l’innocence: ainsi que mes filles, Brigitte R**, Marthe R**, Marianne R**, Christine R**, Claudine R**, Elisabeth R** et Catherine R**; tous vos humbles serviteurs et servantes, qui vous prions pour notre fils et notre fille, notre frère et notre sœur qui sont à la ville; afin que vous les préserviez de pécher, et les mainteniez dans votre sainte crainte, et en tout bien et vertu envers les hommes, jusqu’au dernier moment de leur vie. Amen.» Et s’étant levé, il a fait avancer nos deux frères destinés au mariage, comme il avait fait à mon mari, la veille du nôtre, devant le portrait de Pierre R** son père: et là, il leur a dit: «Mes fils, prêts à entrer dans le saint état de mariage, rendons nos respects et devoirs à mon digne père, et ayons d’abord sa bénédiction… Puis, je vous donne la mienne. Je les bénis, mon Dieu, de ma bénédiction paternelle; que votre divine clémence et majesté la ratifie, comme elle le fait toujours à l’égard des bons pères et des bons enfants! Amen.» Et tous nous répétions amen; aucun de nous ne manquant de s’unir de cœur et d’affection à tout ce que faisait ce bon et respectable père de famille.

Le lendemain nous sommes partis pour Au**; et ç’a été une des plus agréables noces qu’on puisse voir, à commencer de l’instant de l’arrivée de nos père et mère, jusqu’au départ. Toutes les louanges qu’on me faisait d’Edmée et de Catherine ne me donnaient pas d’idée de ce que j’ai vu, en l’une de franchise aimable, en l’autre de bonté, beauté, décence, douceur, et de tout ce qui est vertu de femme, sans en omettre la moindre. Pour vous donner une idée, très chère sœur, de ce mariage, et de tout ce qui s’est passé, tracé par une plume meilleure que la mienne, je vais vous transcrire ici la lettre qu’Edmond a écrite à mon mari pendant les noces; car ce garçon-là n’oublie rien, et s’il a quelques défauts, il faut dire qu’il les rachète par bien des qualités!

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