Comme j’ai formé le dessein d’envoyer à ma belle-sœur Fanchon le récit de tout ce qui m’est arrivé depuis ma dernière qu’elle ait reçue, je vous l’adresse afin que vous le voyiez avant de le lui faire parvenir; je suis bien aise qu’elle connaisse les motifs de toute ma conduite.
À ma sœur Fanchon.
[Elle lui donne des nouvelles de son fils, etc.].
Il y a un temps si considérable que je ne t’ai écrit, chère sœur, que je crains de passer dans ton esprit pour t’avoir oubliée! mais il n’en sera jamais rien, je t’assure. J’ai eu tant d’inquiétudes et de soins différents, depuis que je suis ici, qu’à peine ai-je trouvé le temps d’être à moi-même. Je suis un peu plus tranquille enfin: mais est-ce Un avantage, lorsque je vois échouer tous les projets qu’on ait formés, pour me procurer un établissement avantageux, et que toutes les circonstances paraissent se réunir contre moi? C’est ce que tu vas voir par le récit que je me propose de te faire ici de tout ce qui s’est passé. En arrivant à Paris, ma situation exigeait que je vécusse dans la retraite: mais pressée par mon frère, je consentis à recevoir les visites du marquis. C’était indiquer clairement mes intentions à son sujet. Cependant je ne lui trouvai pas d’abord un certain empressement pour le mariage.
Mes amis, me conseillèrent de marquer de la fierté; j’en marquai beaucoup et je m’en trouvai bien: le marquis parla. Ayant eu un fils, je regardai moi-même mon mariage comme assuré. Mais il y eut alors de grandes difficultés de la part de la famille du marquis: j’en fus piquée, au point que dans un moment de dépit, j’allai jusqu’à leur dire que j’avais de là répugnance pour le père de mon fils, et que je ne l’épouserais qu’à des conditions très dures, comme d’entrer dans un couvent, après que j’aurais donné. un état à l’enfant, auquel seul je me sacrifiais. Cette conduite fut approuvée ici de tout le monde, à l’exception de Mme Parangon, qui la trouva outrée, et de mon frère qui aurait voulu que j’eusse dit oui, tout d’un coup. Mais je croyais devoir suivre les conseils d’un homme plus prudent et plus expérimenté que lui. On me demandait en mariage mais on s’arrêtait aux moindres objections et la vérité est que jamais la famille du marquis n’a eu l’intention que ce mariage se fît. La preuve, en va paraître par la suite de mon récit.
Un jour Mme la comtesse sa mère vint voir mon fils. Elle me le demanda. Je lui dis mes raisons pour le garder, et elle s’y rendit. Mais quelque temps après, elle revint à la charge: malheureusement mes amis avaient agité devant moi l’importante question, si je devais confier mon fils à cette dame? Et ils s’étaient décidés pour l’affirmative. Je le confiai donc. Il se portait à merveille, et trois semaines après on vint m’annoncer sa mort. Edmond doute que cette mort soit vraie, moi, je désire qu’elle soit fausse: mais dans les deux cas, il est bien dur pour moi d’être privée de mon fils, et de perdre par sa mort, ou par sa soustraction l’espérance! d’un mariage qui aurait porté la joie dans ma famille… Il est une chose que j’attends encore, pour, être entièrement convaincue de la mort de l’enfant: c’est le mariage du marquis, que Laure vient de m’annoncer. Si ce mariage s’accomplit, je n’aurai plus à douter de mon double malheur; et comme il ne faut pas s’abandonner au désespoir, je saisirai les moyens de consolation que le sort, ou mes amis me présenteront.
Quant au conseiller, je n’y ai jamais sérieusement compté, depuis, qu’il connaît mon accident. Ainsi, je ne le regrette pas: on me marque aussi qu’il va se marier. Je lui souhaite bien du bonheur!
Edmond me tourmente beaucoup! Ce pauvre frère, plus occupé de mes intérêts que des siens, est désolé de ce que mes deux mariages échouent. Mais je veux tâcher de le rendre plus raisonnable et moins ambitieux pour moi.
Il continue d’être fort lié avec le marquis, et je ne sais trop ce qu’il en résultera. Je me déguise un peu avec lui; c’est-à-dire que je donne à mes chagrins bien réels, des causes. conformes aux idées qu’il a de la situation de mon cœur; mais je me lasse de cette fausseté, toute obligeante qu’elle est, et je veux un de ces jours, le faire lire au fond de mon âme…
Il vient de me dire que le marquis est marié!… C’est avec une jeune personne de la première qualité, belle, riche… Tout est fini de ce côté-là! mon cœur se gonfle… Ah! j’ai perdu mon fils… Edmond va vous écrire. Il doit me montrer sa lettre…
Deux heures après.
La voilà. Je viens de la lire… Le marquis est marié?… on l’a trompé, en lui faisant croire la mort de mon fils… je ne me trouve sensible, en ce moment, qu’à cette heureuse nouvelle! je suis encore mère… mais je ne dois plus rien au marquis… il m’aime cependant… il fulmine de la tromperie, qu’on lui a faite!… il le feint peut-être… il ferait casser son mariage… s’il n’avait pas d’héritier… ce cruel homme veut me tenir toute ma vie en suspens!… Enfin la lettre d’Edmond vous apprendra des choses bien étranges, et m’apprend à moi-même que mon frère a pénétré mon secret. Mais je, ne l’avouerai que pour me venger du faible marquis, s’il m’aime, ou du perfide, s’il me trompe. Quant au conseiller, son mariage m’est absolument indifférent, surtout après l’heureuse assurance que je suis encore mère. Adieu, chère sœur. Je comptais faire ma lettré plus longue: mais je suis trop troublée.
P.-S. à Mme PARANGON. – Voilà bien des choses, ma généreuse et tendre amie, que j’ignorais au commencement de ma lettre! Vous les voyez par celle qui est incluse dans la vôtre, Cependant, je ne vous copierai pas celle d’Edmond qui m’instruit: elle est en vérité singulière, mais lorsque je vous reverrai, je vous parlerai d’une visite que j’ai reçue d’un oncle du marquis. Il s’est presque mis à mes genoux, pour me prier d’engager son neveu à bien vivre avec sa femme; il m’a dit aussi que sa passion pour moi avait des titres si respectables, qu’il n’avait osé la condamner, lorsqu’il lui en avait parlé, et qu’il avait feint, pour ne le pas heurter, de donner dans des maximes très criminelles, devant mon frère, mais qu’il les désavouait devant moi. Une réflexion me vient: si le marquis m’aime, comme il me le paraît, d’après la visite de son oncle, pourquoi n’a-t-il pas tenu plus ferme! je crois qu’on m’a fait commettre une grande faute, en m’obligeant de lui marquer de la répugnance! Si je lui avais parlé d’après mon cœur, il aurait été comblé; jamais il n’eût épousé une autre femme; il aurait décidé sa famille… Je suis trahie! mais est-ce par le sort, ou par les hommes?
Adieu, chère bonne amie! mon fils existe, et j’ai encore un cœur.