Lettre 74. Ursule, à Mme Parangon.
[Derniers bons sentiments d’une pauvre abandonnée; encore la passion en est-elle le motif.].
19 octobre.
Ma très chère amie. La situation où je me trouve enfin parvenue, m’étonne! Mon fils est mort!… Quoi! de toutes ces brillantes espérances que j’avais conçues, il ne me reste plus rien! rien!… Mon frère désolé me reproche le tort que je me suis fait, comme si je le lui avais fait à lui-même: quelque ennuyeux, quelque fatigant qu’il soit sur cet éternel chapitre de ses remontrances, je ne puis m’empêcher d’en aimer le motif… En vérité, je me crois la dupe de quelque menée secrète! Mais quels en sont les auteurs? Qui soupçonner, à moins que ce ne soient mes meilleurs amis, dont les vues ont toujours été si pures?… Il est des instants où je suis tentée de renoncer à toute ambition, et de me jeter dans les bras d’un époux, qui me doive la fortune que je puis lui faire: tranquille, sinon heureuse, dans la médiocrité, je partagerais mes instants entre mon mari, mon frère, et vous. Mais je crains Edmond! Il ne veut pas entendre parler de médiocrité pour moi. Cependant, qu’ai-je à espérer, après la mort de mon fils?… Vous avez vu ma douleur: elle n’avait d’abord qu’un objet, ce cher enfant, mais depuis, combien d’autres s’y sont joints, sans que celui-là soit affaibli!…
Je n’ai plus ici que Laure, à qui je puisse parler de ce qui m’afflige, encore suis-je obligée de lui déguiser la plupart de mes sentiments: la façon de penser de cette parente me paraît absolument différente de la mienne. Je dissimule, et souvent le parais approuver des choses que je suis très fâchée qui soient arrivées. Je n’ai de véritable conseil à prendre que de vous; ceux de mon frère sont impossibles à suivre à présent.
Votre aimable Fanchette commence à s’ennuyer fort de votre absence: elle est ici la seule personne dont la compagnie me plaise toujours. Edmond nous donne tous ses moments de liberté: mais s’il faut vous parler vrai, je vois plus de complaisance et d’amitié que d’amour, dans les soins qu’il rend à la charmante Fanchette. Je lui en ai touché un mot l’autre jour. Il ne m’a d’abord répondu que par un soupir. Ensuite, il m’a dit à l’oreille, quoique nous fussions seuls: «Mes inclinations sont engagées ailleurs.» Je l’ai regardé avec étonnement! Un instant après, je lui ai dit: «Vous qui prétendez que dans tous mes désirs, dans tous mes goûts, je ne dois avoir que la raison pour guide, il me semble que vous ne feriez pas mal de garder le conseil pour vous. – Oh! moi! c’est autre chose, ma sœur! j’éprouve un sentiment invétéré, profond; dès que je l’ai eu parfaitement connu, je me suis dit à moi-même: «Voilà un amour qui sera le destin de ma vie.» Il l’a fait et le fera. Gaudet s’agitera, se tourmentera, intriguera; un regard de cette femme détruira son ouvrage, s’il est contraire à ce que ce regard m’ordonnera. Je puis lui tout sacrifier, hors mon amour. Voilà mon dernier mot. Quant à Mlle Fanchette, de toutes les jeunes personnes qui sont au monde, et à marier, elle est celle que je préférerais: c’est encore là une vérité, aussi certaine, que le Soleil est père du jour.»Mais que n’épousez-vous cette personne, qui vous est si chère? – Elle est engagée. – Et vous l’aimez… Je veux dire, et vous refusez un établissement, qui la satisferait peut-être? – Non il ne la satisferait pas. L’amour est clairvoyant: le mien a vu que sa vertu s’indignait de mes sentiments, mais que son cœur était pour moi; oui, j’en suis sûr, elle ressentirait une peine secrète, si j’en épousais une autre, quelle qu’elle fût.» Voilà sa réponse que j’ai combattue comme j’ai pu.
Ces sentiments n’empêchent pas qu’il n’ait fait le portrait de Mlle Fanchette et le mien, en véritable amant, c’est-à-dire très flatté. Il me jure que c’est comme il nous voit. Il a réellement un talent décidé: les dernières preuves qu’il nous en a données sont encore plus frappantes que celles que vous avez vues. Mais dois-je vous faire cette confidence-là? Si ce n’était pas celle d’un peintre, la conduite d’Edmond serait inexcusable… Il a profité de certaines circonstances, pour nous voir sous l’habit des Grâces , Mlle Fanchette et moi, et c’est en cet état qu’il nous a rendues sur la toile. Mlle Fanchette m’a paru un chef-d’œuvre. Il ne nous a pas montré ces tableaux; nous les avons vus chez lui par hasard, en fouillant, partout, pour chercher quelque lettre qui m’éclairât sur ses dispositions. J’en ai effectivement trouvé une, où il était question de nous: j’y ai vu son secret, et j’ai découvert les tableaux; Fanchette est en Hébé; il doit vous l’envoyer, à ce que j’ai vu écrit derrière la toile. Pour le mien, j’ignore ce qu’il veut en faire. J’avais bien envie de m’en emparer: mais comme mon nom n’y est pas, qu’est-ce que cela me fait?… On dirait que je n’ai pas de chagrin, à la manière dont je traite cette bagatelle. Hélas! faibles mortels! une mouche nous distrait, et c’est un grand avantage sans doute!
Comme j’ai formé le dessein d’envoyer à ma belle-sœur Fanchon le récit de tout ce qui m’est arrivé depuis ma dernière qu’elle ait reçue, je vous l’adresse afin que vous le voyiez avant de le lui faire parvenir; je suis bien aise qu’elle connaisse les motifs de toute ma conduite.
À ma sœur Fanchon.
[Elle lui donne des nouvelles de son fils, etc.].
Il y a un temps si considérable que je ne t’ai écrit, chère sœur, que je crains de passer dans ton esprit pour t’avoir oubliée! mais il n’en sera jamais rien, je t’assure. J’ai eu tant d’inquiétudes et de soins différents, depuis que je suis ici, qu’à peine ai-je trouvé le temps d’être à moi-même. Je suis un peu plus tranquille enfin: mais est-ce Un avantage, lorsque je vois échouer tous les projets qu’on ait formés, pour me procurer un établissement avantageux, et que toutes les circonstances paraissent se réunir contre moi? C’est ce que tu vas voir par le récit que je me propose de te faire ici de tout ce qui s’est passé. En arrivant à Paris, ma situation exigeait que je vécusse dans la retraite: mais pressée par mon frère, je consentis à recevoir les visites du marquis. C’était indiquer clairement mes intentions à son sujet. Cependant je ne lui trouvai pas d’abord un certain empressement pour le mariage.
Mes amis, me conseillèrent de marquer de la fierté; j’en marquai beaucoup et je m’en trouvai bien: le marquis parla. Ayant eu un fils, je regardai moi-même mon mariage comme assuré. Mais il y eut alors de grandes difficultés de la part de la famille du marquis: j’en fus piquée, au point que dans un moment de dépit, j’allai jusqu’à leur dire que j’avais de là répugnance pour le père de mon fils, et que je ne l’épouserais qu’à des conditions très dures, comme d’entrer dans un couvent, après que j’aurais donné. un état à l’enfant, auquel seul je me sacrifiais. Cette conduite fut approuvée ici de tout le monde, à l’exception de Mme Parangon, qui la trouva outrée, et de mon frère qui aurait voulu que j’eusse dit oui, tout d’un coup. Mais je croyais devoir suivre les conseils d’un homme plus prudent et plus expérimenté que lui. On me demandait en mariage mais on s’arrêtait aux moindres objections et la vérité est que jamais la famille du marquis n’a eu l’intention que ce mariage se fît. La preuve, en va paraître par la suite de mon récit.
Un jour Mme la comtesse sa mère vint voir mon fils. Elle me le demanda. Je lui dis mes raisons pour le garder, et elle s’y rendit. Mais quelque temps après, elle revint à la charge: malheureusement mes amis avaient agité devant moi l’importante question, si je devais confier mon fils à cette dame? Et ils s’étaient décidés pour l’affirmative. Je le confiai donc. Il se portait à merveille, et trois semaines après on vint m’annoncer sa mort. Edmond doute que cette mort soit vraie, moi, je désire qu’elle soit fausse: mais dans les deux cas, il est bien dur pour moi d’être privée de mon fils, et de perdre par sa mort, ou par sa soustraction l’espérance! d’un mariage qui aurait porté la joie dans ma famille… Il est une chose que j’attends encore, pour, être entièrement convaincue de la mort de l’enfant: c’est le mariage du marquis, que Laure vient de m’annoncer. Si ce mariage s’accomplit, je n’aurai plus à douter de mon double malheur; et comme il ne faut pas s’abandonner au désespoir, je saisirai les moyens de consolation que le sort, ou mes amis me présenteront.
Quant au conseiller, je n’y ai jamais sérieusement compté, depuis, qu’il connaît mon accident. Ainsi, je ne le regrette pas: on me marque aussi qu’il va se marier. Je lui souhaite bien du bonheur!
Edmond me tourmente beaucoup! Ce pauvre frère, plus occupé de mes intérêts que des siens, est désolé de ce que mes deux mariages échouent. Mais je veux tâcher de le rendre plus raisonnable et moins ambitieux pour moi.
Il continue d’être fort lié avec le marquis, et je ne sais trop ce qu’il en résultera. Je me déguise un peu avec lui; c’est-à-dire que je donne à mes chagrins bien réels, des causes. conformes aux idées qu’il a de la situation de mon cœur; mais je me lasse de cette fausseté, toute obligeante qu’elle est, et je veux un de ces jours, le faire lire au fond de mon âme…
Il vient de me dire que le marquis est marié!… C’est avec une jeune personne de la première qualité, belle, riche… Tout est fini de ce côté-là! mon cœur se gonfle… Ah! j’ai perdu mon fils… Edmond va vous écrire. Il doit me montrer sa lettre…
Deux heures après.
La voilà. Je viens de la lire… Le marquis est marié?… on l’a trompé, en lui faisant croire la mort de mon fils… je ne me trouve sensible, en ce moment, qu’à cette heureuse nouvelle! je suis encore mère… mais je ne dois plus rien au marquis… il m’aime cependant… il fulmine de la tromperie, qu’on lui a faite!… il le feint peut-être… il ferait casser son mariage… s’il n’avait pas d’héritier… ce cruel homme veut me tenir toute ma vie en suspens!… Enfin la lettre d’Edmond vous apprendra des choses bien étranges, et m’apprend à moi-même que mon frère a pénétré mon secret. Mais je, ne l’avouerai que pour me venger du faible marquis, s’il m’aime, ou du perfide, s’il me trompe. Quant au conseiller, son mariage m’est absolument indifférent, surtout après l’heureuse assurance que je suis encore mère. Adieu, chère sœur. Je comptais faire ma lettré plus longue: mais je suis trop troublée.