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Lettre 160. Fanchon, à Mme Parangon, en lui envoyant la précédente.

[Pitoyable récit de la mort de douleur.].

du**, même jour.

Y a-t-il au monde, très chère madame, une famille aussi infortunée que la nôtre? Ô mon Dieu! ayez pitié de nous et de nos pauvres enfants!… Quand je reçus la lettre de la sœur Ursule, il y avait déjà trois semaines qu’il courait un bruit sourd dans le pays, et les enfants disaient entre eux, sans qu’on entendît aucune grande personne en parler: «Edmond R** va être rompu: il a tué tout plein de monde! Prions Dieu pour son pauvre père et sa pauvre mère.» La première fois que j’en entendis parler, ce fut par mon fils Edmond, qui vint me dire en pleurant: «Ma mère, M’lo Berault qui dit comme ça que mon oncle parrain va être rompu, à cause qu’il a tué tout plein de monde!» Le cœur me battit. J’appelai le petit garçon: «Viens ça, Edme, mon ami. Qu’est-ce que tu viens donc de dire à mon garçon? – Oh! c’est que je l’ai entendu dire, la femme à Pierre: c’est le petit Simon Droin, qui l’a dit à Colas Chabin, qui l’avait entendu dire à V***, à l’auberge de la poste chez M. Quatrevaux, qui faisait taire celui qui le disait, en disant, qu’est-qu’tu dis donc là, toi, de mon cousin! Et celui-là qui le disait, n’osa plus le dire. – Bien obligé, mon garçon: va, va, ça ne peut être vrai. – Oh! tant mieux! la femme à Pierre: car mon père et ma mère disont comme ça que ça serait ben dommage qu’il y eût ç’te tache-là su’ la famille, vu que c’est la pus honorable du canton.» Je restai toute rêveuse; et mon homme étant arrivé de la charrue, je ne lui en parlai pas: ne pouvant le prendre sur moi. Son fils en causant à table, le lui dit: «Taisez-vous!» lui répondit-il avec une sorte de sévérité qui ne lui est pas ordinaire. L’enfant rougit, et avait les larmes aux yeux. Je ne dis mot. – Voilà un vilain bruit! me dit Pierre. – Vous le savez donc, mon ami? – Oui, depuis deux jours. J’ai été à V***, et M. Quatrevaux m’a rassuré: mais mon cœur ne l’est pas, quoique ma raison le soit. Car enfin Edmond est dans une place si haute… Mais avez-vous des nouvelles d’Ursule, qui est seule à Au**, depuis le départ de Mme Parangon? – Aucune, mon ami. – Il lui faudrait écrire. – Je le vais faire, mon ami, tout d’un temps après dîner. – Non; j’irai la voir: je vais partir ce soir, et je reviendrai sans m’arrêter. – Ah! mon ami! c’est vous tuer! – J’irai à cheval: mais l’inquiétude est bien plus cruelle que la fatigue! Silence avec nos père et mère!… Petit garçon, sachez garder votre langue; je répondais, à votre âge, aux questions, et ne parlais jamais de moi-même.» Il s’est préparé au départ, et pour le cacher à ses père et mère, il a sellé le cheval dans le pressoir. Il est parti. De ce moment, mon cœur s’est serré, et il l’est de plus en plus!… Voilà qu’au bout d’une heure, notre infortunée mère est venue: «Ô Fanchon! est-ce votre mari qu’on vient de voir à cheval allant du côté du bois de l’Hopitault ? – je crois que oui, ma mère. – Où est-ce donc qu’il va? – Mais il a quelque inquiétude, et il voulait voir Ursule, sans vous en parler. – La pauvre enfant! Ah! votre mari a eu là une bonne pensée! et puisqu’il est à cheval, j’en suis bien aise… Dieu le bénisse de son bon cœur!… Avertissez-moi quand il sera de retour, ma fille, quelle heure qu’il soit. – Oui, ma mère: mais n’en parlez à personne, je vous en prie! Non, non, si ce n’est à votre père et à vos frères et sœurs. – Non, non, à personne. – À mon mari, au moins! une femme ne doit rien taire à son mari, et je n’y suis pas faite.» Quand elle a été partie, je me suis arrangée pour veiller toute la nuit. Pierre était parti à trois heures. Et dès que tout le monde a été couché, dans le grand silence de la nuit, il m’a semblé que j’entendais comme des gens qui se battent et qui trépignent. Je suis sortie tout doucement à la porte hors la cour, tremblant que mon homme ne fût attaqué: et là, j’ai écouté. Je n’ai rien entendu; tout était tranquille. Deux heures ont sonné au coucou. Je suis rentrée, et je suis venue me remettre à filer. Et voilà qu’une demi-heure après, j’ai encore entendu le bruit, mais plus fort. J’ai eu peur; mais je suis encore sortie bien doucement, et j’ai écouté. Pour le coup j’ai entendu comme une marche de cheval. Je suis restée là, écoutant; parce que tant plus je restais, et tant plus le bruit devenait fort. Et quand le cavalier et le cheval ont été au bout du pré de la Cartaude , j’ai entendu un cri étouffé, et puis un Seigneur mon Dieu! Il ne m’est plus resté de sang dans les veines: pourtant, je me suis voulue mettre à courir au-devant: mais le cheval est arrivé, et mon pauvre homme dessus, qui ne me voyant pas, est descendu à la porte du pressoir, soupirant douloureusement. «Vous n’avez pas arrêté, mon pauvre mari, lui ai-je dit. – Ah! vous êtes là, ma pauvre femme? je ne vous suis pas un mari profitable en honneur… Entrons, ma pauvre et à plaindre compagne. Mais du raffermissement! – Ce qu’ont dit les enfants est-il? – Non pas en tout, et l’accusation était fausse: mais il y a eu mort d’homme…» Et nous sommes entrés. Il m’a dit tout bas, dans la maison: «Nos enfants dorment!… Mon père sait-il? – Votre mère le sait! – Mon père le sait donc… Ô ma pauvre femme! j’ai trouvé Ursule échevelée, bouffie de larmes, avec une lettre… Je l’ai vue… Oh! la terrible lettre!… Edmond, le malheureux Edmond, et Gaudet sont perdus!… – Perdus! – Perdus tous deux!… Ô mon pauvre frère! c’est donc là la fin!…» Et il se contraignait à cause de moi. Car le lendemain matin, étant allé seul au grenier à foin, je l’y ai suivi sans bruit, et je l’ai entendu pousser des sanglots qui me déchiraient l’âme, et puis prier Dieu de toute l’ardeur de son bon cœur, en lui criant merci. Et dans le moment, où je lui allais parler, voilà que notre pauvre mère me cherchait en m’appelant, et de crainte qu’elle ne vînt au grenier, j’en suis descendue: «Fanchon, à quelle heure donc est revenu votre mari? Car tous les chevaux y sont. – À ce matin avant jour, ma mère. – A-t-il vu la pauvre enfant? – Oui, ma mère. – Qu’est-ce qu’elle fait? – Elle n’est pas bien.» Et la pauvre bonne femme a pâli. J’ai tout de suite ajouté «C’est de chagrin d’Edmond qui est en péril. – En péril… Oh! oh! je suis femme et vieille, mais je suis mère; qu’on m’y laisse courir, et que je sauve mon pauvre enfant…» Et elle m’a quittée en courant, si légère, que je ne la voyais pas aller; mais je l’entendais crier: Mon pauvre enfant est en péril… Mon mari! mon mari!… Il était sorti l’infortuné père!… «Pierre, mon fils Pierre! mon soutien, mon ami! Pierre! Pierre!» Et elle ne donnait aucune relâche à sa voix. Tous ses enfants sont accourus; mon mari lui-même les yeux rouges… «Ô Pierre! ton frère est en péril! – Calmez-vous, ma mère! Oui, mais il a de bons amis. – Ah! cours-y, mon Pierre… Edmond! Edmond! le nom de ton père! – J’y vais, ma mère; j’y cours… mais pourtant j’ai bien affaire ici! À quoi? mon Pierre, mon soutien, le soutien de ta pauvre mère (et elle l’a embrassé, ce qu’elle n’avait jamais fait, depuis qu’il a pris l’habit qui distingue le garçon de la fille). J’y ai affaire pour vous, ma mère. – Ah! mon ami, laisse-moi; et s’il s’agissait de ma vie, j’aime mieux vivre dans mon pauvre Edmond, que dans ce corps de vieille femme. – J’y ai affaire pour mon père.» (Mon pauvre homme s’entendait; il serait parti d’Au** pour Paris sans revenir, s’il n’eût pas eu affaire ici pour père, mère, femme et enfants, qu’il voulait soutenir dans une aussi rude attaque.) La bonne femme, depuis qu’on lui avait parlé du péril de son fils, ne songeait plus à sa fille: c’est qu’Edmond ressemble à notre père; et on ne saurait dire à quel point elle le chérit, à cause de cette ressemblance: «En ce cas, reste pour soutenir ton père; car c’est là le premier pour nous tous: mais qui secourra donc mon pauvre fils!» Tous les frères ont dit: «Nous voici, ma mère; où faut-il aller? – Auprès de notre père, qu’aucun de nous ne doit quitter (a dit mon homme): quant à mon frère, je sais que M. Loiseau est instruit, et qu’il travaille. Ma mère, le plus grand péril est ici, auprès de mon père: aidez-nous à le garantir du coup). Il s’y prenait ainsi, la connaissant, et sachant qu’il tromperait ainsi la sensibilité de la bonne et simple femme qui regarde son mari comme un Dieu sur terre. «Oui, mon fils! oh! oui! Ton père… votre père… oh! il faut lui adoucir le coup… Pauvre Edmond! mon pauvre fils!» Et elle pleurait, sans demander le péril dont elle n’avait pas d’idée. Et voilà que notre infortuné père est arrivé. «Qu’est-ce, mes enfants? – Mon mari! Edmond est en péril! – Mon cher père!… a dit mon mari, mon frère… est malheureux. – Et moi davantage d’être son père… Ô Edmond! que tu me coûtes cher! – Ô mon mari! ne lui en voulez pas au pauvre enfant! – Simple et bonne femme! Compagne que Dieu m’a donnée dans sa bonté, ce fils vous fera mourir! – S’il n’en meurt que moi, mon mari… C’est mon fils; ce n’est pas trop de ma vie, pour lui prouver mon amitié, il est votre portrait. – Qu’est-ce, Pierre?… Tu pleures!… Ô mon pauvre Pierre! qu’est-ce? – Ursule, mon père, a reçu une terrible lettre… – L’as-tu? – Non, mon père. – Que dit-elle? – je vais vous le dire seul à seul.» Et il l’a emmené (mais il ne lui a pas dit qu’il y avait mort d’homme). Et notre bonne mère, tremblante, nous a dit: «Il va le dire à son père: mes enfants, voilà vos deux pères; l’un vous a donné la vie, après Dieu, et l’autre vous a tous aidés dans votre enfance: et vous savez comme il vous aime tous, surtout Edmond!…» Et tout en nous parlant, elle regardait le père et le fils: et voyant que le père jetait ses regards vers le Ciel, elle s’est écriée: «Mon pauvre fils est mort, et on me le cache!… Oui… Ursule le pleure… Il est mort! je n’ai plus mon Edmond!…» Et elle s’est évanouie dans nos bras. Son mari est venu à elle, et la regardant: «Mère infortunée! tu ne reverras le jour que pour souffrir!» Nous avons tous frissonné! Mais pas un n’a osé dire un mot: les filles et moi, nous secourions notre bonne mère, à qui notre père a dit: «Eh! plût à Dieu qu’il fût mort! – Il ne l’est pas! – Non, non. – Mon Dieu je vous remercie! – Ah! plût à Dieu qu’il fût mort dans votre giron, innocent encore, et chéri de Dieu et des hommes!» Et il s’est voilé la face de ses deux mains. Un instant après, il a dit à Pierre: «Aidons à ta mère à monter, mon fils… Mes enfants! mes pauvres enfants! Oh! les petits enfants de Pierre R**, Edme R** ne vous transmettra pas l’honneur pur et sans tache, comme Pierre le lui avait laissé!…» Et il a aidé à monter à sa femme. Il était midi. J’ai fait le dîner: c’est la première fois que notre bonne mère n’a pas fait le dîner de son mari. Le vieillard l’a dit, en dévorant ses larmes. Je me suis approchée, et je lui ai dit fermement: «Si mon mari est votre lieutenant, moi, la mère de vos petits-enfants, ne puis-je donc pas tenir la place de ma bonne et excellente mère, que navre la douleur? Oui, oui, Fanchon, ma fille, je ne me trouve pas mal de votre soin; mais de ce que cette exemplaire femme ne fait pas, à cause de sa douleur, ce qu’elle fut toujours glorieuse de faire.» On a dîné. Et comme j’ôtais le couvert, voilà qu’est entré M. Loiseau. Il s’est jeté au cou de notre père, de notre mère et de nous tous, sans parler. «Je pars. Où allez-vous, monsieur? a dit notre père… – Auprès de votre fils: j’espère ne le quitter qu’en le laissant entre vos bras… ou plutôt, je ne le quitterai jamais. Adieu. – Digne homme! digne ami!» s’est écriée notre mère. Et le digne homme allait monter à cheval, quand une chaise a paru à la porte: le conducteur en a tiré Ursule, mourante, qui est venue s’évanouir aux pieds de ses père et mère. On l’a fait revenir, mais elle était en délire: «Mon frère! s’écriait-elle! mon frère! mon pauvre frère!… Ne voyez-vous pas ses chaînes… Il traîne ses chaînes!…» Notre bonne mère lui a dit: «Ô ma pauvre fille! où est-il ton frère? – Aux galères.» À ce mot, notre père a frémi: – Monsieur Loiseau?…» Il n’a pas achevé. Le bon M. Loiseau a baissé la vue. Notre père a regardé tous ses enfants, l’œil sec, mais pâle, défiguré. Il a tendu la main à notre bonne mère sans parler. Hélas! sa langue était liée pour jamais! Saisi, frappé, comme s’il eût reçu le coup mortel, il n’a plus ouvert la bouche… Il est tombé sur une chaise; il a couvert son front de sa main; il a poussé un seul et douloureux soupir; il est devenu froid, roide: son cœur battait encore. Mon mari l’a voulu soulever. Il était mort. Notre mère qui était venue se jeter dans ses bras, dès qu’il était tombé sur sa chaise, le tenait embrassé. S’apercevant enfin, malgré notre silence, qu’il était mort, elle s’est écriée lamentablement: «Je ne vous quitterai pas, ô mon mari! l’infortunée mère du misérable fils qui vous donne la mort, ne vous quittera plus!… Ô pauvre infortuné! t’avais-je porté dans mon sein…» Elle n’a pas achevé: mais elle a porté la main a ses cheveux blancs, pour les arracher… Ursule, un peu revenue à elle-même, s’est jetée aux genoux de sa mère, qui l’a repoussée, en lui disant: «Tout est fini: le voilà mort de douleur; je ne le quitte plus.» Rien n’a pu la faire changer de résolution, ni la séparer de son époux. Le prêtre a voulu la consoler. Elle lui a répondu: «Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni.» Elle a reçu les sacrements, sans quitter le cadavre qui n’était pas changé, et le lendemain, elle est morte saisie comme lui… Je ne vous représenterai pas notre douleur, madame. Mon mari, cet homme si digne de ce nom, que je n’avais jamais vu pleurer, que par attendrissement, mais d’une manière d’homme, et non de femme, mon mari s’est abandonné aux cris; il s’est jeté par terre; il redemandait à Dieu son père et sa mère… Mais c’est Ursule! Ô la pauvre infortunée! quels cris! que de pardons! on eût dit qu’elle avait poignardé les deux respectables défunts… Pour moi, madame, qui les aimais si tendrement, et qui les respectais autant que je les aimais, accablée de ma propre douleur, il m’a fallu chercher à calmer celle d’un si cher mari, qui m’a toujours soutenue dans mes peines, et qui s’abandonnait en ce moment; et celle d’Ursule, qui était une furie de désespoir. Mon digne mari s’est enfin montré homme, époux et père, après s’être montré le plus tendre des fils: il a pleuré, au lieu de crier… Cependant, ma chère dame, le bruit du funeste accident d’Edmond s’est répandu; on nous regardait avec une sorte de curiosité insultante, à l’exception du jour des funérailles, auxquelles tout le village, et les habitants des environs sont venus en foule: tous fondaient en larmes, et bénissaient les honorables morts. Mais notre situation fait pitié!… Mes pauvres enfants baissent la tête devant leurs camarades, qui leur parlent avec insolence et supériorité! Mon mari, redevenu ferme, honore le nom de son père, en n’en rougissant pas: mais tous n’ont pas sa fermeté!… Ô ma chère dame! que devenir!… Mes voisins me montrent au doigt: mon mari lui-même éprouve des mépris… mais il les offre à Dieu: je lui offrirai aussi les miens… Jamais je n’ai vu Pierre R** si digne de respect! c’est ici, où je connais l’homme dont je porte le nom!…

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