Lettre 95. Laure, à Gaudet.
[Comme elle emporte tout, et laisse Lagouache avec les quatre murs.].
Ursule est chez moi. La voilà quitte de son enlèvement dont je t’envoie la relation, et de son Lagouache. Elle s’est comportée en Lucrèce! Nous sommes dans l’incertitude sur la manière dont elle doit se remontrer à son frère. Marque-nous ton avis.
Je ne doute pas qu’Edmond ne t’ait instruit de son malheur (car c’est ainsi qu’il appelle l’escapade d’Ursule); si tu ne lui as pas encore fait réponse, mon sentiment serait que tu le badinasses un peu: tu te justifieras toujours bien, en lui montrant ma lettre, à ton retour ici. Je vais à présent reprendre la suite du récit, où Ursule l’a laissé, dans sa relation.
Au lieu de lui répondre, et pour ne rien donner au hasard, pensant qu’elle avait assez souffert pour être dégoûtée de son Lagouache, j’accompagnai la pauvre Marie, qui de son côté me priait à mains jointes de venir délivrer sa maîtresse. Cette fille joue fort bien son personnage, et elle ne commet en rien les secrets que tu lui as confiés. Tu fais des héroïnes de toutes tes élèves!… J’aurais bien laissé Ursule quelques jours de plus avec son automate, qui en agit si bien; mais je craignais une réconciliation, si j’avais fait la difficile pour la recevoir. Je suis arrivée avant le retour de Lagouache. Et vite j’ai fait monter Ursule en voiture, avec les effets transportables; elle n’en avait pas beaucoup; et je l’ai fait partir. Je suis demeurée pour le reste, avec Marie, que j’ai envoyée me chercher une autre voiture et un tapissier. Nous avons tout ôté. Ceci n’était pas de concert avec Ursule; elle comptait que je laisserais les meubles à Lagouache; d’autant que cela est de peu de valeur: mais je voulais me donner le plaisir, s’il revenait tard, de ne rien trouver. J’ai été secondée par son mauvais génie: tout était chez le tapissier, qui demeure dans la même maison, quand mon rustre est arrivé. Nous étions déjà dans la voiture, Marie et moi. Il est rentré. Nous avons levé les portières, nous avons fait éloigner notre fiacre de quelque cinquante pas; ensuite, je suis descendue, et j’ai été dans la maison. Lagouache essayait ses clefs, qui n’ouvraient pas; j’avais fait ôter les serrures de sûreté; il n’y avait plus que celles de la maison. Enfin, il en a trouvé les clefs apparemment; car il a ouvert. Il jurait comme un charretier, et se servait d’expressions fort malhonnêtes contre Ursule et contre sa domestique. En entrant, il n’y voyait pas: les chambres vides rendaient sa voix plus sonore, et ses cris étaient divertissants. Enfin il est monté chez ses voisins. Je riais comme une folle, en retenant les éclats de mon mieux. Il est revenu avec de la lumière; son entrée, en ne voyant que les quatre murs, a été un coup de théâtre. Il a appelé ses voisins. Ils sont accourus: «- Voyez?… tout est nu!… Elle a tout enlevé!… – Nous n’avons rien entendu!» je crois bien! je les avais prévenus de tout, en leur racontant au vrai l’histoire d’Ursule, qu’ils ne doivent plus revoir: ma mise, mon air… distingué, j’hésitais à l’écrire, leur ont imposé; ils m’ont crue (comme c’est la vérité), une parente sensée qui venait au secours d’une étourdie, et m’ont promis le secret. Oh! comme ce vilain Lagouache a juré!… J’écoutais tout cela. Il a visité l’appartement, où je n’avais pas laissé une chaise. Il s’embrasait; il marchait; il jetait au Ciel des regards de joueur qui perd; il tapait du pied; enfin, il faisait tant de grimaces et de contorsions, que j’ai éclaté de rire, en m’enfuyant. Il m’a entendue, et a voulu courir après moi. Mais j’ai regagné mon fiacre, qui est parti sur-le-champ. Je suis venue rendre tout cela fidèlement à Ursule, qui a plié les épaules. Nous sommes ensuite convenues qu’elle paraîtrait n’avoir quitté sa retraite que pour calmer l’inquiétude de son frère. Ce ne sera pas tout à fait mentir; elle est très affectée de la peine qu’elle lui cause; et je crois qu’il est bon qu’il ait d’elle cette idée.
Prompte réponse; sinon je fais à ma tête, et je rends Ursule à son frère après-demain, dès que l’heure des lettres sera passée.