Lettre 71. Gaudet, à Laure.
[On voit ici tout ce que le corrupteur a dans l’âme.].
27 août.
Il n’est point de méprisable succès, lorsque les vues sont remplies. Prends donc la juste opinion que tu dois avoir de mon adresse et de ma capacité. J’échouais par les moyens ordinaires avec la sœur et avec le frère lui-même, auquel il n’était pas facile de faire entendre raison; une confidence entière, quoiqu’à son avantage, nous brouillait à jamais: dans cette famille, on va au but désiré, sans regarder les entours; ce but pour Edmond, est que sa sœur, qu’il a mandée à la ville, qui y a été violée, un peu par sa faute, et dont l’accident lui, a causé des larmes amères, peut-être des reproches de la part de ses parents, son but dis-je, est qu’elle soit marquise; il s’immolerait lui-même, pour remplir cet objet; et secondé comme il l’est par le marquis, surtout par l’ambition d’Ursule, il allait réussir; le mariage se faisait; le comte lui-même était ébranlé. Qu’ai-je imaginé, moi, dont le plan est de sacrifier la sœur au frère? J’ai fait trouver sous la main de la sœur, un très joli garçon; une brute d’ailleurs: mais ces drôles-là réussissent de préférence avec les femmes; Edmond ne valait guère mieux, lorsqu’il a subjugué la belle Parangon. J’ai donc ensorcelé Ursule. À présent il me faut une chute, et je la tiens; j’en ferai ensuite tout ce que je voudrai: mais j’en jure par l’amitié, je ne m’en servirai, ou je ne la ferai servir qu’à l’avantage de son frère! J’aurai soin ensuite d’écarter le vil instrument que j’aurai employé, pour ne pas ruiner absolument la sœur. Si je puis, après le mariage du marquis avec la riche héritière, je ferai en sorte qu’Ursule, aguerrie, soit avec celui qu’elle aura refusé pour mari, sur le pied de maîtresse; et c’est alors que je la ferai servir à mes projets, pour le frère: parce que n’ayant pas de famille à elle, il sera naturel qu’elle ne songe qu’à lui: les filles bien mariées sont la ruine des maisons; les catins y seraient plus utiles. Mon but est de m’élever avec Edmond; de m’attacher à sa fortune, de connaître, à l’aide de son caractère vif, sensible, et de mon intrépidité, toute l’étendue des ressources humaines; jusqu’à quel point cet animal, qu’on appelle l’homme, peut user de ses facultés pour tromper ses semblables, leur en imposer, S’en faire respecter, et les braver, sans craindre leurs lois. J’aurai par là le secret de la conduite et du succès de tant d’hommes qui m’ont étonné. La sœur, lorsqu’elle n’aura plus d’établissement en vue pour elle-même, qu’elle n’aura plus à prétendre à l’honneur de son sexe, sera toute à celui de son frère: j’aurai soin alors de lui montrer sa vraie situation, et de lui indiquer l’illustration d’Edmond comme le seul moyen d’en sortir. Je remplirai son esprit et son cœur du désir d’une gloire propre aux filles de son état, d’une Courtisane généreuse, d’une Marion Delorme, d’une Ninon de Lenclos; je me servirai surtout d’une nouvelle, que je viens de voir dans le Mercure, où un certain de Terlieu trouve la plus vertueuse des femmes, ou du moins la plus généreuse, dans une fille galante. Je voudrais alors porter les choses encore plus loin, et quand il n’y aura plus qu’à la déterminer à servir absolument son frère, pouvoir l’intéresser à lui au point de faire tous ses efforts, pour monter où d’autres sont parvenues…
(Lacune de deux lignes environ.).
Ce serait le meilleur et le plus sûr moyen de remplir toutes mes vues. Après cela, je voudrais que le marquis, devenu veuf, et sans enfant, épousât Ursule, pour légitimer un fils unique: c’était mon premier but, en suggérant au marquis de l’enlever, en dirigeant comme je l’ai fait, toute la conduite qu’il a tenue avec elle.
Voilà de vastes projets! J’ai résolu de les remplir par tous les moyens; en un mot, de voir tout ce que l’on peut faire en bravant tout, et quel est le terme où l’on est arrêté. Seconde-moi: je ne suis pas fâché que tes petites passions de femme viennent à mon secours; elles en font quelquefois davantage que toute l’adresse et toute la résolution d’un homme. Tu as raison de croire qu’Ursule serait fière dans la fortune, et de craindre qu’après avoir commencé comme toi elle ne finît par monter, à raison de son accident, jusqu’à un marquis; tandis que par le tien, on ne t’a pas jugée digne d’un petit paysan. Considère néanmoins, pour t’adoucir, que sans ce petit malheur, tu ne serais pas adorée d’un homme qui vaut un peu mieux que tous les rustres de S** et d’Au**; songe que tu es associée à mes desseins, et que si la fortune les seconde, tu marcheras dans peu au moins l’égale de la belle Ursule. C’est le but où je tends pour toi.