Lettre 15. Gaudet, à Edmond.
[Il lui écrit qu’il l’a secondé; il lui annonce la naissance de la petite Laure, et lui parle mondainement d’Ursule.].
Paris, 10 novembre.
Quinze jours de bouderie; c’est tout ce que je puis, mon cher! encore y en a-t-il douze que je délibère, s’il est plus avantageux que je te boude, que de te marquer mon affection: ce dernier parti l’emporte, Edmond, parce que je suis un véritable ami. Aussi ai-je résolu de te mettre à ton aise. Aime-moi, haïs-moi, je ne t’en serai pas moins attaché: et pourvu que je te serve, qu’importe? T’aimé-je donc pour moi? Il n’y aurait pas à gagner, et la recette d’Épicure ne me produirait que des chardons… Encore te demandé-je pardon de ce mot de reproche. En dise ce pauvre Helvétius tout ce qu’il voudra, je brûlerai son livre, s’il me tombe entre les mains, pour cela seul, qu’il ne croit pas à l’amitié désintéressée: que m’importe qu’il ait raison pour tout le monde? Il a tort pour moi; car je la sens au fond de mon cœur. Me dira-t-il qu’elle n’y est pas? Qu’il l’ose; je lui dirai, moi, qu’il en a menti… Mais trêve de préambule et de justification; ce n’est pas le but de ma lettre, et j’ai bien autre chose à te dire.
Tu es père. Je te vois d’ici, car tu as un excellent cœur! tu baises ma lettre, et tu bénis Gaudet: père d’une fille charmante, qui ressemblera un peu à sa mère, un peu a toi, un peu à la gentille Ursule, un peu, je crois, à Minerve Parangon; c’est dire, qu’elle aura tous les charmes et toutes les grâces: en effet, jamais je n’en vis tant à une petite créature à peine ébauchée. Laure se porte bien; et surtout elle est très satisfaite d’être débarrassée d’un incommode fardeau. Je l’ai un peu formée; elle se propose de jouir dans la capitale de toute sa liberté: mais j’aurai soin qu’elle n’en abuse pas; et ce n’est pas son dessein. Quant à l’enfant, je respecterai ta propriété, en me conformant à tes ordres, pour tout ce qui la concerne; mais sans te laisser aucun des soins, aucune des peines qui sont les dépendances de la paternité.
Je reviens à la mère: je n’ai jamais vu de fille si aimable; c’est un bijou; elle va être plus charmante que jamais, j’en suis sûr. Quel est le but de cet éloge? De t’y faire penser? Non, en vérité! Garde ta liberté, c’est mon avis; quant à Laure, je m’en charge: j’aurai un soin égal de ses mœurs et de son bonheur, et s’il lui faut un jour un mari, je lui en trouverai un; mais pas mon ami. De tous les partis possibles, Laure serait le pire pour toi, à présent. Mais c’en est assez là-dessus. Je t’embrasse. Toujours ton ami,
GAUDET.
À propos, un petit alinéa d’Ursule.
Je l’ai vue, cette fille charmante: ah! mon cher, que je te félicite! si cette fille-là était répandue dans un certain monde, il y aurait pour faire sa fortune et la tienne; honnêtement, car c’est ainsi que je l’entends: elle est assez belle ou assez jolie, je ne sais lequel, pour faire une passion sérieuse, et tourner la tête d’un duc, tout comme celle d’un homme du commun. Il est singulier, comme votre sang est beau! tout ce qui vous touche participe d’un certain charme, dont on ne peut se défendre; je t’avouerai que toi-même tu m’avais séduit d’abord par ta figure: Formosum pastor Coridon ardebat Alexin : je me dis quelquefois, que Vénus était de votre famille; que si nous vivions du temps de la guerre de Troie, ou du bon aveugle Homère , je tenterais de le prêcher, et que ce serait l’objet de mes missions. Cette fille-là ne doit jamais être la femme d’un homme du commun, entends-tu, Edmond? et s’il faut l’y servir, je l’y servirai: je connais de par le monde un certain héritier d’une grande famille… Mais il n’est pas encore temps de m’ouvrir, même avec toi.
Avec Ursule, j’ai vu la sœur de la déesse Parangon: cela sera charmant; un peu plus colorié que sa sœur, mais moins touchante, en étant peut-être plus belle. C’est un joli couple de grâces, que Fanchette et ta sœur! la belle Parangon viendra sans doute faire la troisième; et il faut avouer que Mme Canon, qui couvera tout cela des yeux, ne ressemblera pas mal au dragon du jardin des Hespérides: mais celui-là ne gardait que des pommes d’or, bien au-dessous de celles qui seront ici!
J’adresse cette lettre chez Mme Parangon, où je te crois à présent. Ne me fais pas de réponse, et pour cause. Adieu, cher ami.
[Cette lettre tomba entre les mains de Mme Parangon, qui l’ouvrit trompée par la forme de l’adresse: mais ses yeux s’étant portés sur l’article du mariage proposé pour Ursule, elle le lut, et tout en reconnaissant que la lettre n’était pas pour elle, elle fut charmée qu’Edmond ne la vît pas en entier: elle en enleva les deux dernières pages, qui ne tenaient pas au reste, et il ne vit plus que ce qui regardait Laure; encore lorsqu’il l’eut parcourue, tâcha-t-elle de s’en emparer: c’est ce que dit une note à demi effacée, que je trouve au bas, et lorsqu’elle fut à Paris, elle la remit à Mme Canon, qui nous l’a conservée. On peut lire dans le PAYSAN, LXIVème lettre, l’arrivée de Gaudet à Au**, et son entrevue avec Edmond.].