Lettre 5. Ursule, à Fanchon, sa belle-sœur.
[Elle commence à pénétrer bien des choses!].
5 mars 1750.
Je sais, chère petite sœur, que mon frère d’ici écrit à ton mari, et je profite de l’occasion, qui est sûre, pour qu’on te remette ma lettre en main propre, et qu’elle ne soit vue que de qui tu voudras. Eh bien, ma chère Fanchon? ce que je sentais dans mon cœur, Edmond le sentait aussi, et Manon était sa femme, que nous ne nous en doutions pas plus ici que chez nous! Tout cela s’est fait par M. Gaudet , que tu connais, et cela s’est arrangé le plus singulièrement du monde! Heureusement que nos chers bons parents ont consenti à ratifier; et ils ont bien fait, pour éviter le scandale: car qu’aurait-on fait à mon frère d’ici? beaucoup de peine! Mme Parangon, la plus aimable des femmes, a pris la chose on ne peut mieux: mais que dirait Edmond, s’il se doutait seulement combien elle verse des larmes, dont elle me donne à moi (et peut-être à elle-même), une tout autre cause, que celle que je sais? Car enfin, elle avait fait venir ici Mlle Fanchette, pour amuser mon frère d’une petite amourette, en attendant les grandes amours: et elle me disait à moi, mais bien en secret: «Fanchette est jeune; mais je la remplacerai quelques années, par mes attentions pour son petit mari, et ensuite elle le charmera par elle-même.» C’est une grande bonté! mais je crois que la chère dame s’attacherait à Edmond plus qu’elle ne le voudrait, s’il n’y avait pas des empêchements. Aussi, on ne peut rien voir en garçon, qui vaille notre Edmond, pas même ici: de jour en jour il devient plus aimable, et le mariage ne lui a pas du tout nui. Cependant je ne comprends rien à sa façon d’être et d’agir! Car il aime Mme Parangon, au point que souvent je l’en aurais cru amoureux, si cela avait été possible, après en avoir épousé une autre, tant il marquait d’émotion en la voyant! mais son mariage m’en ôte toute idée, et la réconciliation de Mme Parangon avec sa cousine, qu’il a faite ces jours-ci, me tranquillise au sujet de Mme Parangon; quoique en vérité, je crois que je l’aurais excusé, si ce n’est pourtant l’offense de Dieu. Mais son mari… Dieu le bénisse! sans être laid, car il est bel homme au contraire, il n’est guère aimable. Enfin, voilà notre Edmond marié: sa femme est tous les jours avec nous; et en vérité il n’y a que Mme Parangon qui soit plus aimable qu’elle. Oh! si tu voyais que de jolies petites mignardises elle me fait! J’en avais vu faire à Mme Parangon; mais ce n’était rien, comparé à ce que je vois, depuis que sa cousine est avec nous, et qu’elle lui en fait! Mme Parangon lui en fait aussi, ainsi qu’à nous, et mieux, je crois, que notre belle-sœur: c’est charmant, et je m’y accoutume avec elles, surtout avec Mlle Fanchette qui est une aimable, enfant, et, qui m’aime bien. Mme Canon ne goûterait pas trop tout ça; mais nous réservons toutes ces jolies choses, pour quand nous ne sommes que nous chez Mme Parangon, où nous passons la moitié du temps; ce qui est heureux! car Mme Canon est tanante.
Je te dirai, ma chère sœur, que c’est l’épouse d’Edmond qui règle à présent ma mise, et je ne suis ni plus ni moins qu’elle; ce qui me va, à ce qu’on dit. Je suis beaucoup blanchie, mais à un point que je n’aurais pas espéré; car je suis brune, et fort brune, au moins par les cheveux; mais la ville ma donné une blancheur de peau, qui ne me rend pas reconnaissable, au prix de ce que j’étais. Manon me témoigne bien de l’amitié! elle me dit quelquefois: «Vous êtes la sœur bien-aimée de mon mari; vous le remplacez quand il est absent; je crois, d’ailleurs, par votre ressemblance, le voir en fille à côté de moi…» Je porte à présent des souliers et des mules, où en vérité je n’aurais pas cru pouvoir mettre le bout du pied en arrivant ici; il faut que les miens s’y soient rapetissés, et j’en suis vraiment étonnée! On me fait des compliments de tout ça, et Mme Parangon la première. C’est ce qui fait que je passe d’agréables moments du matin au soir, à n’entendre que des choses gracieuses et qui font plaisir. Je te dirai que je crois que ma petite figure a fait ici quelque impression sur des gens assez comme il faut : on ne se doute pas que je m’en doute; et, en effet, je me comporte comme si je ne m’en doutais pas, car une fille raisonnable doit ignorer ou paraître ignorer ces choses-là; et puis, j’ai ici de bons amis et de bonnes amies; mon frère, M. Loiseau, ma bonne et chère protectrice, ma sœur, Edmond, et Tiennette, qui est bien demoiselle, et charmante, comme tu le verras dans la lettre de notre cher frère à ton mari; toutes ces chères personnes-là s’aperçoivent pour moi de tout ce qu’il faut voir. Les hommes me paraissent aimables ici: au lieu que chez nous, leur rudesse me les rendait odieux, et c’était sincèrement que je les fuyais. Je n’aurais pourtant pas haï ton frère, s’il eût vécu; aussi, je ne sais qu’Edmond, qui lui fût comparable, pour la douceur de la figure… Je te conte tous mes petits secrets, chère sœur, et je ne te déguise rien: car je t’aime de tout mon cœur, et je ne veux pas avoir une pensée qui te soit cachée. J’embrasse nos chères sœurs, et deux fois Christine, qui m’a toujours la plus aimée. Tu diras un mot de ma lettre à notre bonne mère, et que je n’oublie pas le respect que je dois à notre bon père, dont ton mari est le lieutenant. Je t’embrasse mille fois.
URSULE R**.
P.-S. – Mon frère m’a parlé de me mettre, pour la conscience, entre les mains du Père, son ami: j’y serais assez portée; c’est un aimable homme; mais trop peut-être pour une jeune fille. Je consulterai Mme Parangon là-dessus.