Lettre 17. Ursule, à Fanchon.
[Ma sœur copie un papier secret de Mme Parangon, et montre qu’elle commence à n’être pas aussi bonne et naïve qu’on la croyait: ce qu’on voit par les confidences qu’elle fait à ma femme.].
26 décembre.
Elle est ici, chère sœur: je la vois, mais elle ne me voit pas; car je t’écris en cachette d’elle, et de tout le monde: j’ai fait en sorte d’occuper Fanchette, et je suis seule. Cette lettre-ci est bien importante, et pour Edmond et pour moi! je commence par lui. Il est trop heureux; car je sais qu’il aime bien Mme Parangon: or il en est aimé pour le moins autant, et c’est parce qu’elle l’aime trop, qu’elle l’a fui ; c’est son expression. Mais elle ne me l’a pas dit: je l’ai vu par un brouillon de lettre qu’elle a déchiré et jeté dans la cheminée. Pour toute autre chose, je n’aurais pas été curieuse: mais un morceau où j’ai vu le nom d’Edmond et le mien m’a donné de la curiosité; j’ai ramassé le papier, je l’ai lu et je l’ai copié, très heureusement! car un instant après, elle est venue elle-même le brûler; voici ce que c’est:
«INFORTUNÉE! je cherche partout, non le bonheur, mais le repos; et le repos me fuit! À Au**, je disais, le repos m’attend à Paris, dans les bras de ma chère Ursule: à Paris, je regrette le temps où je voyais Edmond tous les jours, à toutes les heures! Qui me rendra l’innocence? Tout ce qui m’environne a le cœur pur: moi, moi seule, je nourris un feu coupable, qui me consume, qui me dévore… Pardon, ma chère Ursule! je ne suis pas une Safo…, ou si je la suis, c’est Faon, et non Lesbie qui cause mes soupirs… Où m’égaré-je quelquefois? Infortunée où m’égaré-je?… Hélas! je veux tromper la nature et l’amour; je veux que du moins mon corps soit chaste, puisque mon cœur ne l’est plus… Je l’ai fui; j’ai fui le cher ennemi de mon repos, de mon innocence; lui seul m’a fait fuir; et je le porte dans mon cœur, cet ennemi que je fuis! Pourquoi le fuir!… Pourquoi, infortunée! pour que tu sois la seule coupable, et qu’il ne devienne pas ton complice… Quelquefois, je me surprends à être jalouse de ma sœur, je m’efforce à le destiner pour elle, et peut-être serais-je aujourd’hui au désespoir qu’il fût son mari! Que n’ai-je pas souffert, quand arriva l’aventure de Laure!… Mais elle était sans intérêt pour moi, quand elle éclata; il était le mari d’une autre; que m’importait sa constance pour elle?… Oui, j’ai senti une sorte de joie coupable… Mais, grand Dieu, que n’avais-je pas souffert, quand j’avais appris son mariage avec Manon! Et si je n’eusse pas vu, qu’au fond, c’était encore moi qui étais la souveraine de ses pensées, aurais-je pu y survivre?… Je me suis vaincue; j’ai feint d’aimer Manon… Que dis-je? ne l’ai-je donc pas aimée?… Non, non, je ne l’ai pas aimée, non! je le sens, à ce que me fait éprouver Fanchette: mon cœur l’a repoussée, quand, à mes pressantes sollicitations, elle m’a dit, qu’elle aimerait bien son petit mari. Eh! pourquoi lui en parler? Pourquoi mettre sitôt dans son cœur des idées… Je me la sacrifie!… Non, non, je surmonterai ma faiblesse; elle aura Edmond; elle l’aura: je ne veux plus le voir; je me le promets, mon Dieu, devant vous, punissez-moi, si je lui parle, si je lui écris: je tâcherai de le bannir de ma pensée… Il est des rencontres fatales!… Il vient chez mon père, jeune encore: hélas, j’avais son âge! il apportait une lettre: sa naïveté, son innocence, m’intéressèrent dès ce moment, je sentis qu’il était aimable; ma pensée s’occupa de lui; je ne séparai pas, devenue plus grande, l’idée de l’amour de celle d’Edmond… On me maria: je crus que ce devait être un Edmond pour moi, qu’un mari; je me livrai tête baissée, comme la victime conduite à l’autel… Ah! quelle différence!… Pour mon malheur, je passais un jour sur un grand chemin; je le revois conduisant au lavoir les brebis de son père: comme mon cœur fût touché de ses grâces naïves en me saluant; de son empressement à raccommoder la sangle de mon cheval!… (Mais j’étais mariée alors!) Mon cœur fût touché d’une sorte de compassion: tant de charmes et de grâces seront-ils perdus? c’est le fils de l’ami de mon père; il faut le prendre chez nous; il faut lui donner un état plus doux… Je fis parler à ses parents; je l’obtins pour le temps où finissent les travaux de la campagne… Dieu me punit dès le premier pas: j’étais absente quand on me l’envoya; sa beauté, son innocence, sa noble sécurité, tentèrent des âmes vicieuses, et on voulut le tromper! On s’était hâté de le faire venir, pour le tromper!… Moi, qui espérais le recevoir, lui adoucir les commencements d’un séjour étranger; l’instruire, le former, m’en faire aimer comme bienfaitrice, je l’exposai, à tout ce qu’ont de dur et d’amer les façons des gens des villes, à l’égard d’un jeune campagnard qui vaut mieux qu’eux!… Que n’a-t-il pas souffert!… Cher Edmond!… va, je t’en dédommagerai: ma sœur sera ton épouse; la tienne sera ma compagne, mon amie à jamais; je ferai tout pour elle; et surtout elle aura un mari qu’elle aimera… Cette chère Ursule!… Elle est aimée déjà, elle est adorée; les vicieux la désirent; les vertueux l’adorent! mais elle les ignore tous! Le frère et la sœur sont également aimables… Au fond, mes sentiments pour Edmond sont peut-être un bonheur: que d’hommages intéressés ne m’offre-t-on pas! que d’hommes adroits m’eussent peut-être entraînée dans des chutes honteuses! Edmond m’a soutenue; il m’a fait dédaigner tous les hommes; ils ne sont que des monstres, comparés à lui, et je suis sans mérite dans ma vertu à leur égard; je la lui dois. (…) ne l’a-t-il pas inutilement attaquée? (…), plus poli, plus aimable, ayant toutes les grâces qu’on acquiert à la capitale, a-t-il pu vaincre mon indifférence? que d’amour, cependant? Mais Edmond était au fond de mon cœur, le gardien de ma vertu. Oui, je lui dois de la reconnaissance. Ah! que j’aurais de plaisir à lui montrer toute celle qu’il m’inspire, si… Ô malheureuse! quel souhait allais-tu former! Edmond n’en est pas le complice; non jamais son cœur ne fût souillé par ce vœu coupable!… Mais Gaudet ne peut-il pas le corrompre? je l’ai craint; d’où vient est-ce que je ne le crains plus? D’où vient ne suis-je pas fâchée qu’il voie cet homme dangereux! Sondons mon cœur… Bon Dieu! si c’était, parce que je voudrais qu’Edmond fût moins vertueux, moins timide!… Je ne sais ce que j’entrevois au fond de mon âme; mais si c’était là mes vrais sentiments, je m’abhorrais moi-même! Non, non, ce ne saurait être là mon secret désir: au contraire, je suis rassurée par les principes d’Edmond; un jeune homme élevé par des parents comme les siens, imbu de leurs maximes, ne peut s’oublier… Eh! pourtant, il s’oublia, quand Laure… Ah! la cruelle idée! et la cruelle anxiété, que celle où je me trouve! Mais qu’importe le passé! Tâchons qu’il nous reste; qu’il soit à nous, à ma sœur et à moi… Mais, aucun objet ne fera-t-il d’impression sur son cœur, en mon absence? Il est seul, à présent; il est jeune, aimable, il a les passions vives, je m’en suis aperçue plus d’une fois!… Je dois me rassurer: il n’a pas recherché cette petite Edmée; il l’eût trouvée, s’il l’avait bien voulu: les coquettes ne sont pas dangereuses pour lui… tout doit me rassurer. Cependant, il ne faut pas que mon séjour ici soit trop long: que sais-je?… Hélas! je n’ai pas de confidente; je n’en saurais avoir pour mes sentiments; je les cache à tout l’univers, et je voudrais me les cacher à moi-même… Cruelle situation, qui fait trouver du plaisir à écrire, lors même qu’on sait que c’est en vain!…».
Voilà bien ses vrais sentiments; et j’en suis très aise; car j’aime mieux devoir son amitié à Edmond, qu’à toute autre cause: je serais d’ailleurs charmée que Mlle Fanchette fût un jour notre sœur; je t’avouerai que je l’aimerais mieux que la défunte, et parce que c’est la sœur de Mme Parangon, et parce qu’il y avait dans l’autre quelque chose qui répugnait à la délicatesse. Ici au contraire, c’est tout honneur et profit; car Fanchette sera riche: enfin, puisque Edmond ne peut pas être le mari de la chère Mme Parangon, il faut qu’il soit son frère. En mon particulier, je ne l’oublie pas auprès de la petite Fanchette; je lui peins tout le monde en laid hors Edmond; et comme sa sœur me seconde, elle me croit autant que je puis désirer d’être crue. Ainsi, ma chère sœur, tu vois que cet attachement pour notre cher frère, dans une femme aussi vertueuse que Mme Parangon, n’aura aucune mauvaise suite, et qu’au contraire, il en aura de très bonnes pour lui et pour moi; ce qui, vu le bien que vous nous voulez tous, doit vous faire le plus grand plaisir; et ce n’est qu’à cette intention que je te le marque. L’écrit copié n’est aussi que pour te donner de bonnes preuves de ce que je dis, et te montrer l’extrême confiance que j’ai en ta discrétion; te priant, après l’avoir lu, de me le renvoyer, pour que je le garde précieusement.
À présent, il faut parler de moi. Je t’avouerai que je suis un peu curieuse; c’est ce qui fait que je sais bien des petites choses qu’on ne se doute pas que je sache. Telle est par exemple la recherche de M. H…, le conseiller: j’entendais hier Mme Parangon qui parlait de lui à sa tante, et qui lui disait qu’elle avait refusé un très joli présent qu’il voulait m’envoyer; et qu’il m’avait écrit une lettre, qu’elle avait d’abord acceptée, mais que tout considéré, il ne fallait pas que je visse; parce qu’on ne savait pas ce qui pouvait arriver; qu’un homme de cette condition-là, pouvait se retirer, ce qui donnait toujours des chagrins à une fille, et qu’elle voudrait pouvoir me les éviter tous. Mme Canon l’a bien louée de sa prudence! Et moi, tout bas, je l’ai remerciée de ses excellents sentiments à mon égard; ils marquent tant d’amitié, que j’en étais attendrie. Mme Canon a demandé à voir la lettre, et elle a cherché ses lunettes pour la lire: mais ne les trouvant pas assez vite, elle a prié sa nièce de la lire elle-même. Et voici ce que j’en ai retenu.
Lettre du Conseiller, à Ursule.
Mademoiselle,