Lettre 166. La Marquise de***, à Mme Parangon.
[Dieu lui inspire le désir de sa mort, et elle la sent approcher.].
24 décembre.
On l’a vu, chère madame! Il a écrit! Où se cache-t-il , grand Dieu!… Que je le vois, et que j’expire!… Il est temps, madame: mon fils a douze ans et demi; il est presque formé; sans doute il va sortir de mes mains, et peut-être… Mon mari, devenu bon père, ne me présente plus qu’un avenir trop heureux pour moi… Je serais heureuse! pendant que mon frère… C’est l’impossible! il est temps, il est temps que je meure… Ne nous flattons pas, madame; la générosité de vos dispositions que je connais à l’égard d’Edmond vous honore; mais elle n’aura jamais d’effet, soyez-en sûre. Quoi! il serait votre mari! vous seriez sa femme! quel plaisir pourrait-il goûter, après la mort de son père et de sa mère, que nous avons tués! après… L’homme qui vous a fait violence serait reçu dans vos bras!… Celui qui… Je frissonne d’horreur!… Non, il n’y sera pas! non!… Et moi, ma carrière est finie… Si j’avais à souffrir encore, je pourrais compter des jours… Je n’en compterai plus… Mon Dieu! si vous me préparez la mort, daignez recevoir le sacrifice que je vous fais de ma vie!… Madame, le crime empoisonne l’air que je respire; il dénature l’âme; il en change les sentiments; même après le repentir, il laisse la porte fermée à la tranquillité, au repos: la seule innocence peut goûter le plaisir, et trouver le bonheur: les damnés, plongés dans le gouffre de feu, ne sont infortunés que parce qu’ils ont perdu le pouvoir de s’estimer, et que leur âme déformée par le crime ne peut se voir qu’avec horreur: ils sont eux-mêmes l’instrument hideux de leur supplice!… Je sais ce que j’ai fait, moi, à chaque fois que je me suis oubliée dans les bras de mon fils, mon tourment suspendu n’en acquiert ensuite que plus de force: lorsqu’il est dans mes bras, je me sens mère, honnête, estimable; dès qu’il m’a quittée, la main d’un Dieu vengeur écrit aussitôt sur les parois de ma chambre mes désordres passés… Je les vois, je les lis; ils sont peints par une invisible main… Je me vois libertine abandonnée… me livrant à mes penchants désordonnés me déshonorant… Je me vois avilie, logée dans la hutte du dogue, soumise à un porteur d’eau, à un nègre, affreux; traînée dans la mare par une valetaille frénétique; meurtrie, défigurée… Je me vois pis encore… prostituée de ma volonté; la dernière, la plus basse, la plus effrénée des plus viles des créatures… Je me vois… ô crime affreux! et quel en est le complice! La céleste justice l’écrit sur ma muraille en traits de feu et de sang… Je suis prête à me livrer au désespoir… Une voix secrète me parle alors; elle me dit ce que j’ai souffert; un sentiment de consolation me soulève, et je me jette aux pieds de mon Dieu… Mais à peine relevée, mes parents s’offrent à ma vue. Ils me demandent où j’ai pu me corrompre à cet excès!… Je demeure muette… Ô ma chère dame! je vous ferais pitié!…
Abandonnez toute idée de bonheur; il est impossible, absolument impossible: vous n’aurez plus que des larmes à répandre, ainsi que nous: votre vie est empoisonnée par mes crimes, et vous ne pouvez plus éviter le malheur; vous nous tenez de trop près…
Et votre chère fille? Elle a l’âge de mon fils. Et les autres enfants? Vous les voyez?… Je ne les verrai plus. Je me sens accablée, une voix sourde et presque détachée de moi-même me crie au fond du cœur: «Ursule! Ursule!… la tombe… s’ouvre… sous… tes pas!… Elle… t’appelle… pour… se… fermer!…» Tout à l’heure, une main, comme celle de l’Écriture, écrivait sur la muraille: Incestueuse. J’ai frémi: je me suis écriée… Mon effroi n’est pas encore dissipé… Je m’arrête. Ce soir, je finirai ma lettre, ou du moins je la fermerai. Dieu! que je me suis tourmentée! je ne vois que du sang, des crimes, des horreurs, des monstres…
le soir.
Ma chère madame! Mon fils vient de le voir… C’est lui, je n’en doute pas… Il est estropié, privé d’un œil!… Il a demandé l’aumône à mon fils Pauvre homme! vous êtes bien à plaindre! – Voilà où m’ont réduit le crime et l’amour effréné du plaisir!» Quel autre qu’Edmond aurait pu faire cette réponse!
le lendemain 25.
J’ai quitté hier la plume, pour aller dans le quartier où mon fils a vu le pauvre. J’ai regardé, j’ai cherché. À mon retour, j’étais d’une tristesse sombre, accablante. Comme je rentrais, on a crié:«Il te trouvera! mais tremble!» J’ai frissonné. La nuit, j’ai fait un songe affreux. Il m’a semblé que j’avais été visiter les pauvres prisonniers, comme je me propose de le faire en sortant de l’office, et que dans un sombre cachot, j’avais trouvé Edmond, chargé de fers. En me voyant, il a dit au geôlier qui m’accompagnait: «Retiens-la! Voilà ma complice: charge-la de fers.» En même temps il a secoué les siens d’une manière affreuse; ils sont tombés; il est venu sur moi d’un air furieux et sans lui rien voir à la main, je me suis sentie frappée au-dessous du sein. Mon sang a coulé à gros bouillons. Edmond, d’un air furieux, en a recueilli dans un crâne; il en a bu! je lui ai dit: «Je te pardonne ma mort, infortuné! – Je n’ai que faire de ton pardon! Regarde!…» Il m’a montré une tête qu’il tenait par les cheveux, sanglante, la bouche ouverte, les yeux menaçants: c’était celle de ma mère! J’ai fait un effort terrible pour fuir, et je me suis éveillée trempée de sueur.
à 3 heures.
Ma chère madame; je pars pour l’office, et je ferme cette lettre, le cœur serré. Adieu! adieu! ô mon amie! adieu!… Ce mot ne veut pas quitter ma plume.
P.-S. – Ah! mon Dieu! Marianne Frémi vient de recevoir une lettre de lui!… Ce n’est pas son écriture; mais c’est de lui, ma chère dame!… Quelque chose me dit que je vais le voir.
(En ce moment même, l’infortuné quittait Laure, comme on l’a vu dans le PAYSAN; et il prenait la fatale résolution de punir Ursule, qu’il croyait dans le désordre.).