Lettre 136. Gaudet, à Laure.
[Le séducteur profanait la sainte amitié, en la ressentant comme il ne méritait pas de le ressentir. Il donne trop tard des maximes de retenue.].
7 juin.
C’est moi qui vous réponds. J’ai lu votre lettre. Vous avez eu tort de me fuir, Laure; et si ce tort n’était pas l’origine de tout ce que vous avez souffert, de tout le dommage que vous vous êtes causé à vous-même, je vous le pardonnerais aisément! mais comment voulez-vous que je vous pardonne le mal que vous avez fait à mon amie, à ma compagne, à celle que je regardais comme une autre moi-même? Insensée! Comment veux-tu que je te pardonne!… à moins que je n’espère réparer tout le mal que tu t’es fait!… Va, ce n’est ni ta beauté, ni ta vertu, ni tes mœurs que j’ai aimées, c’est toi; et tu me restes!… viens, non dans les bras d’un amant… jamais! jamais!… viens renaître dans le sein d’un ami! connais-moi, toi qui m’a quitté, qui m’a redouté, compare-moi aux autres hommes, et donne-moi un nom, si tu peux le trouver!
P.-S. – Lisez le papier ci inclus, Laure, et montrez-le à votre cousine.
(On voit que Gaudet ne sait comment s’y prendre, pour réparer le mal qu’a fait sa fausse doctrine; et ceci est beaucoup plus en faveur des mœurs, que le plus beau traité de morale.) .
Ce qu’on ne peut faire.
I. Il n’est pas d’actions défendues absolument; celles qui paraissent les plus criminelles, sont quelquefois permises, d’après les circonstances: l’assassinat, le meurtre, le viol, l’incendie, le poison, le vol, la fraude, le pillage. Si vous ne distinguez pas, et que vous assassiniez, que vous tuiez, que vous forciez la pudicité, que vous mettiez le feu, que vous empoisonniez, que vous voliez, que vous fraudiez, que vous pilliez, vous serez puni par les lois, et en horreur au genre humain.
II. Chacun est maître de son corps: mais en abuser, au point de se perdre soi-même moralement et physiquement, est un crime contre la nature et contre la société. La nature nous punit par les maux physiques, tels que les maladies. La société, à laquelle nous nous sommes rendus inutiles, nous flétrit, nous rejette de son sein; nous couvre d’opprobres, d’infamies. Je ne vois pas du tout qu’elle ait tort; et c’est une très fausse philosophie, que de prétendre se mettre au-dessus du déshonneur social; il est un mal réel, un mal qui a les conséquences les plus sérieuses: vous dites, dans une lettre que j’ai vue, que je vous ai ôté tout frein: je ne vous ai pas ôté celui-là; tout au contraire; je vous ai toujours dit, qu’Épicure ne violait pas les lois de son pays. J’ai pensé, en vous parlant, que je parlais à des êtres raisonnables, auxquels il suffisait de dire, la raison, la réciprocité ne veulent pas cela. La raison , c’est Dieu; la réciprocité, c’est la société: tous les deux punissent l’un pour l’autre.
III. On n’est pas obligé de croire telle ou telle religion; mais si on brave impudemment toute espèce de religion devant le monde, il en résulte de grands maux: 1. On scandalise, on blesse cruellement ceux qui croient une religion quelconque; on les anime contre soi; on leur inspire le désir de nous faire du mal. 2. Comme les gens non instruits, qui ont besoin du frein de la religion, sont en très grand nombre, il arrive de là qu’on contribue à les rendre nuisibles à la société: d’où il suit qu’on est réellement coupable, par cela seul. On ne peut donc, à cause du scandale et du danger, manquer à s’acquitter des devoirs publics de la religion.
IV. Rien ne nous force à faire du bien aux autres: la nature, à la vérité, nous a donné la compassion; mais l’intérêt personnel que nous tenons d’elle, est beaucoup plus fort, et il nous est impossible de ne pas en suivre l’impulsion. Mais ne leur faisons jamais de mal, quoiqu’il se présente un grand bien personnel à notre égard, par une raison dictée par le bon sens et par l’équité – le bon sens nous enseigne que tout ce que nous faisons, peut nous être fait: l’équité nous dit qu’un mal fait à autrui blesse l’ordre éternel, qui est Dieu; et cette voix, qui se fait entendre au fond de notre cœur, et qu’on nomme conscience, est celle de l’ordre éternel, dont elle atteste l’existence contre tous les beaux raisonnements des prétendus athées, qui ne le sont pas plus que moi en ce moment. Il faut écouter cette voix; sans quoi la peine de la violation sera prompte, fut-on revêtu de la puissance souveraine.
Préjugés à respecter.
I. Les diables . Il est certain, quoi qu’on en dise, que c’est une fausseté que leur existence; que leur croyance peut produire du mal; qu’elle cause des frayeurs très douloureuses aux âmes honnêtes et timorées; qu’elle a empoisonné les derniers moments d’une foule de malheureux moribonds.
II. Celle des anges n’est pas à beaucoup près aussi utile, ni aussi dangereuse.
III. Celle des revenants est moins effrayante que celle des diables; mais elle l’est beaucoup! Il faudrait la rectifier à la chinoise, en bannir ce qu’elle a d’effrayant, et la rendre un sujet de consolation.
IV. Les médecins guérissent de très peu de maladies, et tuent beaucoup de monde: il semble qu’il les faudrait anéantir, comme dangereux, comme nuisibles au genre humain?
V. Les rêves . C’est une vraie superstition, et jamais les songes n’ont rien signifié. C’est un effet de ce qu’on a, ou vu, ou entendu, ou senti, ou pensé, ou une combinaison monstrueuse de tout cela, opérée par les organes matériels de la pensée durant le sommeil. Rarement les rêves ont pour objet ce qui nous arrive actuellement, quoi que cela nous affecte beaucoup; ils ne nous retracent le plus ordinairement que les choses éloignées, et dont le souvenir commence à s’effacer. La manière de rêver n’est pas la même pour tous les hommes; il en est dont les rêves sont agréables et sages, d’autres dont les rêves sont fous; enfin le même homme a des songes tantôt sages, tantôt fous.
VI. Je ne mets pas la Religion au rang des préjugés, mais il y a des préjugés dans la religion, qui paraissent très préjudiciables au bonheur du genre humain, j’ai pensé quelquefois à en faire un plan de réformation, que dans ma jeunesse je croyais d’une sagesse consommée: heureusement que j’ai différé de le publier! Les prêtres sont riches, au lieu d’être pauvres: ils ne présentent que de l’ostentation dans le culte, au lieu d’adorer en esprit et en vérité: ils sont acharitables, vindicatifs, impérieux; ils négligent d’observer toutes les maximes du législateur, au point de faire précisément le contraire de ce qu’il prescrit, etc.
Nota. Ceci n’est pas la faute des prêtres, qui sont toujours ce que le gouvernement veut qu’ils soient; mais celle des législateurs civils, qui ont envisagé la religion sous un point de vue différent du véritable. Ainsi, toutes les fois que les philosophes déclament contre les prêtres, c’est qu’il faut un mot pour se faire entendre: les prêtres ne sont pas plus coupables des abus de la religion, que les autres citoyens. Ils reçoivent, comme eux, de l’éducation, tous les préjugés dangereux sur leurs prérogatives, et ils les soutiennent par intérêt personnel: mais que la société règle une fois ces prérogatives, et le prêtre, qui est notre fils, notre frère, sera ce qu’on voudra qu’il soit.
VII. Les occupations basses , quoiqu’utiles, sont méprisées: qu’en résulte-t-il?
VIII. Le préjugé de la différence des conditions est contraire à la raison, à la religion.
IX. Pourquoi une femme ne reçoit-elle pas tous les hommes? Ce qui est permis avec l’un, ne peut être défendu avec l’autre: c’est un préjugé?
Ce qu’on peut faire.
I. Il est permis d’assassiner à la guerre, c’est-à-dire, de guetter nommément un ennemi, et de le coucher par terre d’un coup de fusil, de pistolet, de sabre, d’épée, de poignard. On tue licitement, en se battant dans la mêlée. On peut violer, si le général qui met la ville au pillage, l’ordonne; l’infamie retombe sur lui. On peut incendier à la guerre, on le doit quelquefois. On peut empoisonner les vivres d’une garnison opiniâtre. On vole, on pille, on trompe légitimement sur mer et sur terre, pendant cet horrible fléau, qui ne l’est que par le mal qu’il autorise.
II. Certainement il est permis à une femme, à un homme d’user de ses facultés, pour le plaisir, en se tenant dans les bornes de la raison. Les actions naturelles ne sauraient être un crime contre la nature, quoique les hommes aient pu convenir entre eux qu’il ne serait permis de s’y livrer qu’en telles et telles circonstances. C’est pourquoi, dans le cas où la convention sociale gênerait la liberté naturelle, je crois permis de se cacher pour se satisfaire, et pour éviter le déshonneur; à condition qu’on n’outragera pas la nature. Car alors, si les peines physiques venaient à déceler la violation de la loi sociale, on souffrirait également et la peine que la société imposera, et celle de la nature: or c’est une folie que de s’y exposer. Si donc une fille fait un enfant, qu’elle se cache: mais si on vient à le savoir, qu’elle s’en fasse honneur, comme d’une action naturelle, et qu’elle en tire la preuve qu’elle n’est pas une libertine. Car l’estime publique nous est nécessaire, et quand elle nous échappera d’un côté, il faut tâcher de la rattraper de l’autre.
III. Il suffit de ne pas scandaliser, et de ne pas contribuer à ôter aux ignorants un frein nécessaire, notre croyance ne peut jamais être opposée à nos lumières: mais je soutiens que la croyance chrétienne est conforme aux lumières, et qu’il n’est rien de si aisé que de modeler sa conduite sur cette croyance, qui consiste à aimer ses semblables, à leur faire du bien, à rendre à l’être-principe l’hommage filial de notre existence, à regarder J.-C. comme la plus pure émanation de Dieu, eu égard au bien que sa doctrine a fait aux hommes.