Lettre 113. Laure, à Ursule.
[Elle lui rend confidence pour confidence en turpitude.].
21 juin.
Quelle que soit ma répugnance pour les relations , cousine, la crainte que tu me croies disposée à l’indiscrétion, me fait surmonter ma paresse naturelle: je vais te donner un otage; et s’il n’est pas aussi riche que le tien, il faudra t’en prendre, non à mes discrétions, mais à mes attraits qui ne sont pas aussi piquants ni aussi courus que les tiens. Sans préambule, j’entre en matière: car si je n’aime pas les relations, j’aime encore bien moins la morale et les préfaces.
Tu sais ma première aventure. J’étais innocente dans toute la valeur du terme, quand M. Edmond, qui n’était encore qu’un paltoquet, mais que je croyais un petit maître du premier ordre, m’en imposa par, son air demi civilisé. Il cueillit ma fleur: je n’en avais qu’une; mais dix lui auraient également été sacrifiées, tant je me croyais honorée de ses attentions. J’étais si neuve, que je ne me doutais seulement pas de ce qui pouvait en résulter: je pensais que pour faire des enfants, il fallait absolument être mariée en face d’église. Je me croyais fort aimée: à présent que je me rappelle sa conduite, je vois clairement que monsieur s’amusait aux dépens d’une innocente. Mais il faut avouer qu’il avait déjà fait quelques progrès dans la philosophie, puisque notre parenté ne le retint pas. Je passe mes chagrins: je les ai oubliés. L’ami nous fit partir pour Paris, ma mère et moi: il nous y logea fort décemment, mais au-dessous de ce qu’il aurait désiré, afin de ne pas nous éblouir tout d’un coup, et de, laisser, quelque prix à ce qu’il devait faire ensuite. Cependant il n’attendit pas que je ne portasse plus les livrées d’un autre, pour me revêtir des siennes. Je cédai de bonne grâce à la reconnaissance. Je fis ma fille, et je me rétablis. Ce fut alors que l’ami nous logea plus somptueusement, et qu’il employa pour nous les ressources heureuses de son génie. Ma mère ne voyait rien de ce qui se passait: les chagrins qu’elle se forgeait à elle-même l’avaient déjà absorbée presque autant qu’elle l’est aujourd’hui; la machine mangeait, dormait, parlait, voyait, entendait; mais l’esprit ne discernait plus.
Je vécus fidèle, tant que je fus sans connaissance. Tu vins à Paris tes confidences, dans le temps même où tu étais bégueule, m’éclairèrent sur ce que je valais. Jusqu’à ce moment, je n’avais encore fait aucune attention aux propos qu’on me tenait, ni à certains gestes, qui sûrement annonçaient quelque papier: je devins plus observatrice, et je ne tardai guère à m’apercevoir que je n’étais pas sans adorateurs. Je t’imitai, dans ta conduite, et faute d’en connaître une meilleure, ce fut le modèle que je me proposai. Mais comme j’étais plus libre, j’allai aussi beaucoup plus vite, et dès avant que l’ami fît sa longue absence, j’avais déjà filé une intrigue, sauf le dénouement. Il partit enfin. Le temps de son absence fut fécond en événements. Tu fus enlevée, violée; Edmond vint; je le revis avec intérêt, et je couchai son cœur en joue dès le premier moment. Je ne sais si ce fut mon goût ou ma vanité qui me fit désirer sa conquête; mais cette idée ne me laissait de repos ni jour ni nuit. Je savais par toi sa passion pour la belle Parangon, et qu’il l’avait traitée comme tu l’avais été par le marquis; tout cela lui donnait à mes yeux un prix infini. Je pensais en moi-même quelle gloire j’aurais de le rendre infidèle à cette fière beauté: car mon but était qu’elle le sût, et qu’elle en fût jalouse.
Mais à travers tout cela, Edmond eut l’intrigue de la marquise; moi, je me ressouvins de la mienne: on ne m’avait pas perdue de vue. J’accordai un rendez-vous chez moi. Tu étais alors avec Lagouache, et tu ne m’avais pas encore écrit ta relation ; de sorte que je te croyais au faîte du bonheur, et rassasiée de jouissances. J’en étais un peu jalouse, et je me dis: «Serai-je donc la seule qui me priverai, tandis que les vertus les plus sauvages se laissent enlever, violer, et qu’après ces malheurs cruels arrivés à leur pudeur, elles trouvent la chose assez ragoûtante pour en vouloir tâter encore? Essayons-en aussi.» Je faisais ces réflexions, profondément recueillie sur mon sofa, lorsque mon galant se fit annoncer. Je le reçus d’un air ouvert, qu’il crut agaçant; car il brusqua si vivement l’aventure que j’en fus un peu honteuse. Hélas! j’ignorais encore que c’est le bon ton, et ta seconde relation (que j’ai vue) m’a ôté là-dessus tous mes scrupules. Il en agit assez bien, à sa brusquerie près, et me fit un joli présent. Il revint deux ou trois fois. Je m’en lassai; je me ressouvins successivement des autres, j’allai aux endroits où je les avais rencontrés le plus souvent, et que je ne fréquentais plus; ils reparurent sur mes pas; et je donnai le mouchoir tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Voilà ce que t’a dit la femme de chambre que j’ai renvoyée, et ce qui t’avait refroidie avec moi.
J’abrège, parce que, je n’ai pas, comme, toi, le talent de relater : notre réconciliation s’est faite, et je t’avouerai que ton motif m’a si bien gagné le cœur, que je suis à toi pour jamais.
Il s’agissait de rendre Edmond infidèle à deux beautés; la présente, dont il jouissait, et l’absente qu’il désirait. Après avoir passé par différentes mains, je sentis mon goût pour lui se ranimer plus vivement que jamais. L’ami allait revenir; il fallait se dépêcher, quoique ce ne fût pas mon intention de lui en faire mystère (c’est-à-dire de cet article seulement). La marquise fut infidèle; Edmond en fut piqué: il vint s’en plaindre à moi; je le consolai, je le louai; je lui pressais les mains dans les miennes; je les ai douces et potelées; cela fit sensation. Il me prit un baiser, que je rendis. C’était le coup de briquet; le feu prit à l’amorce… Qu’Edmond mérite bien d’être la folie des femmes! En vérité, sa prude cousine n’est pas de mauvais goût, et je crois que la commère ne serait pas fâchée d’avoir encore des pleurs à verser, un viol à souffrir, et une pénitence à faire. J’écrivis ma chute à l’ami , en ces termes:
Foudre éclate! tonnerre tombe, écrase! Terre tremble! Soleil pâlis, recule! Et toi Lune éclipse-toi! que tous les éléments se déchaînent; que la mortalité se mette sur les moutons et sur les poules; que les puces naissent par fourmilières, et désolent les belles; que tout en un mot se bouleverse dans la nature! Laure, la perfide Laure, a… trahi l’orgueil de son amant! Oui, la fidélité, qu’il croit qu’elle lui doit s’est éclipsée totalement, entre minuit et une heure: le premier contact à 1h30 minutes; l’immersion totale à 1h30 minutes 2 secondes. Adieu je vais pleurer… c’est-à-dire, rire aux larmes.
LAURE.
Depuis ce temps-là, je reprends de temps en temps quelqu’un de mes anciens amants, suivant qu’ils sont généreux; car je suis un peu intéressée; c’est mon défaut; j’ai observé que les vices dorés ressemblent comme deux gouttes d’eau aux vertus, et si j’étais médecin des mœurs, une Socrate , par exemple, qu’on m’amenât bien des scélérats à guérir, je dirais, Pour honneur ravi par trahison, bassesse, friponnerie, m-ge, concussion , V. de l’or . Item, pour honneur féminin, chasteté, modestie, perdus, R. de l’or, changeant seulement le V. en – R. [Allusion aux formules de pharmacie : V. versez; R. récipé.] .
Adieu.
P.-S. – Je te renvoie la terrible lettre que l’ami t’a écrite contre les spectacles, les acteurs, les actrices, etc.: elle m’a fait bien rire; j’ai eu la pensée de l’adresser au semainier des Français, qui est de ma connaissance pour le prier de la faire imprimer, et d’en donner copie à ses camarades mâles et femelles. Quant à mon sentiment, je pense que l’auteur de la lettre doit se rétracter. Je te charge de l’exiger. Que savons-nous, hélas! ce que nous serons un jour? Il doit aussi des excuses à quelques auteurs… mais cet article, à son aise.