Lettre 10. Fanchon, à Ursule.
[Tableau de douleur, et lettres de fausseté, dont ma femme lui fait part.].
14 juin.
Chère sœur,
J’ai appris votre adresse par Mme Parangon, à un voyage que nous avons fait à Au**, pour voir le cher frère Edmond, qui est bien malade: mais il faut qu’il y ait un peu de mieux, puisque je vous écris. C’est Mme Parangon qui nous avait mandés, comme vous le verrez par la lettre, ci-jointe… Hélas! il y a eu bien des malheurs! la pauvre Manon (Dieu lui fasse paix), a fini douloureusement ses jours par un double poison, celui de la jalousie au sujet de ce que vous savez, et un autre qui tue plus vite le corps… Vous m’entendez… Cependant, ma très chère sœur, vous aviez bien raison, dans ce que vous m’avez marqué, qu’Edmond était incapable d’une action pareille! Et ce nous est, à mon mari et à moi, une grande consolation! quoique Edmond ait démenti la lettre de son ami qui le dit, j’aime à en croire M. Gaudet de préférence. Vous allez en juger; je me suis emparée de cette lettre, pour la remontrer quelque jour à nos bons père et mère, quand ils seront de sens froid: ce qui me fait croire qu’Edmond pourrait bien dire ça, dans le dessein de ne pas faire passer Laurote pour une malheureuse, c’est que sa femme étant morte, il n’a plus de raison de craindre pour elle l’effet de ce qu’on lui attribue. Mais, moi, je regarde la lettre comme bien croyable: car enfin, pourquoi M. Gaudet aurait-il fait une chose comme celle-là?
Je vous dirai que j’ai vu ici bien des douleurs, dont je suis charmée que vous n’ayez pas été témoin; car vous l’auriez été; on vous allait envoyer chercher pour redemeurer ici, quand on a su que vous étiez partie: cela a d’abord fait différer; ensuite on a eu peur de fâcher Mme Parangon, en lui marquant de la défiance. Ma chère sœur, le triste et pieux spectacle, qu’un père vénérable qui maudit! j’ai tressailli jusque dans les entrailles, en l’entendant maudire, et nous nous sommes tous jetés à genoux devant lui. Mais sa colère ne se calmait pas; elle était encore animée par notre cousine, la mère de l’infortunée: notre père voulait partir pour aller châtier Edmond; il allait, il venait; il ne se possédait pas: cet orage faisait trembler; car il ne jetait sur nous tous qu’un regard sombre. Il a pourtant été à l’église; et on dit, car je ne l’ai pas vu, qu’il s’est mis à genoux sur la tombe de son père, et qu’il s’y récriait seul: «Des enfants! des enfants! ô mon Dieu! je vous ai demandé des enfants, et vous me les avez donnés dans votre fureur!» Et mon mari, dit-on (car il ne m’en a pas touché un mot, et je n’ai osé l’interroger là-dessus), s’est approché doucement et en tremblant derrière lui, et lui a dit, en se prosternant, et baisant la poussière: «Non pas tous, mon père!» Et le vieillard vénérable est resté immobile à ce mot de son fils aîné; il s’est tu plus d’un quart d’heure; ensuite il a dit à son fils: «Bénissons-en Dieu ensemble, mon fils, sur la tombe de mon digne père: que Dieu punisse le coupable, et bénisse les bons! – Ô mon père! s’est écrié Pierre, si vous n’aviez été mon père, je vous aurais fermé la bouche, au premier mot de ce maudissons! mais vous êtes mon père, sur la tombe du vôtre, doublement sacrée en ce moment ici pour moi: mais veuillez rétracter, en priant Dieu; car mon pauvre frère serait perdu à jamais!» Et le vieillard s’est mis à pleurer, et il a prié bas, sans répondre à son fils, qui a bien vu qu’il rétractait: et ils sont revenus ensemble, le père s’appuyant sur le fils, et le fils tenant un bras passé autour de son père, d’une façon d’amitié d’une part, et de respect de l’autre, qu’un chacun qui les voyait en était attendri; car ils sont bien aimés, tant le père que les enfants; et tout le monde d’ici disait, qu’Edmond n’était pas capable de ça. Mandez-moi, chère sœur, de vos nouvelles; car je me sens de l’inquiétude pour vous, du depuis que vous êtes dans ce Paris; et il me semble à chaque lettre qui vient de la poste, qu’il peut y avoir dedans quelque malheur à votre sujet. Ô chère petite sœur! pauvre Brebiette si douce et si jolie, au milieu des loups, que n’êtes-vous ici!
Je vous rêve souvent, et quoique je n’aie pas foi aux rêves car mon mari dit que ce sont des chimères, si est-ce que je ne rêve qu’en mal, et ça ne me fait pas plaisir. Je prie tous les jours le bon Dieu pour vous et pour Edmond, après mes devoirs, et avec bien de l’ardeur; je vous assure! Adieu, chère petite sœur: et puissé-je avoir de plus heureuses nouvelles de peu en ça à vous mander!
Lettre de Mme Parangon, à Pierrot et à sa femme.
Mon cher Pierre, et ma chère Fanchon,
C’est à vous que je m’adresse de préférence, pour vous annoncer la maladie où le désespoir a réduit votre cher frère Edmond. Dès qu’il vous eut écrit la lettre, qui vous annonçait la mort de sa femme, une fièvre violente le saisit, et dans la même soirée il eut le transport. Je ne vous ferai pas les détails de ce cruel commencement de maladie, où il disait des choses, tant au sujet de l’infortunée qu’au mien que je n’oublierai jamais. Je puis vous assurer que j’ai pris de lui les mêmes soins que s’il eût été mon frère, comme il est le vôtre; car il est le mien de cœur et de volonté. Mais ne m’en ayez aucune obligation; l’humanité seule et mon penchant suffisaient pour m’obliger à m’occuper de ce cher malade, et l’une et l’autre ont été mon dédommagement. Ainsi, je laisse là ces détails, quoique je sache qu’ils vous intéressent beaucoup, pour vous entretenir du départ de mon Ursule; que je regarde comme réellement à moi, autant par l’amitié qu’elle m’inspire, que par celle qu’elle a pour moi; non que je prétende m’emparer de son affection, pour l’ôter à vos chers parents et à vous, à qui elle sera toujours, par la tendresse filiale ou fraternelle; mais elle est à moi, par le bien que je lui veux.
Dès que le malheur fut arrivé, je décidai son départ, comme je sais qu’elle vous l’a écrit; et elle se conforma en tout à ma volonté avec sa douceur ordinaire. Depuis qu’elle est avec moi, je ne lui ai remarqué que des qualités, et pas un défaut; et voici l’idée que je me suis formée de son caractère. Elle est douce par tempérament: haute par l’éducation libre et républicaine que vous a donnée votre père. Elle regarde le déshonneur comme une tache matérielle en quelque sorte, et dans ses idées, elle serait capable de dire le même mot qu’un jeune gentilhomme disait un jour d’un officier qui avait reçu un soufflet: il s’approcha de celui qui le venait de nommer, et lui dit avec un naïf étonnement: «Il n’est pas changé!» De même si Ursule voyait une de ces femmes déshonorées par leur inconduite, elle la considérerait avec un étonnement naïf, qui lui ferait demander si elle mange, boit et dort comme nous? Elle s’imaginerait qu’une libertine devrait être tout autrement constituée qu’elle. C’est une chose dont je me suis aperçue, à l’égard de l’infortunée que nous pleurons. Ursule était instruite des premières. Aussi ne la regardait-elle d’abord qu’avec une curiosité de frayeur: mais lorsqu’elle l’a connue particulièrement, elle a pris pour elle la plus tendre amitié, une estime sincère, et tous les sentiments obligeants. Vous pensez bien que j’en étais charmée. Mais j’avais une crainte pour ma jeune amie, en qualité de son institutrice et de sa seconde mère, puisque je remplace à son égard Barbe de Bertro: je voulus savoir un jour, si elle ne regardait plus certaines fautes comme aussi graves qu’à son arrivée ici. Je la questionnai adroitement, et voici comme je connus sa façon de penser:
«Tu aimes bien Manon, Ursule? – Beaucoup, Madame! – C’est bien: il faut aimer ta sœur. – Et votre cousine. – Et mon amie. – Ah! ce titre-là me la rend bien chère!… Voyez pourtant! c’est avec raison que l’Évangile dit que les jugements téméraires sont un grand péché! – C’est une belle vérité, ma bonne amie: mais comment l’appliques-tu ici? – Par exemple, vous, Mlle Tiennette et moi, n’avons-nous pas cru que Manon était une libertine? Cependant, depuis que je la connais, je vois que cela ne se peut pas, et que nos yeux nous avaient trompées: elle agit tout comme nous, elle parle de même, elle est faite de même; ainsi, cela ne saurait être: j’ai bien vu que vous le pensiez aussi, et je l’ai aimée au double, à cause qu’elle n’a pas fait à mon frère Edmond les vilaines choses que j’avais crues d’abord, ainsi que vous.» Je ne lui répondis rien; mais je l’embrassai, en pensant tout bas: Respectable et précieuse innocence! combien serait coupable celui qui te porterait la première atteinte! Outre le péché en lui-même, ce serait encore un horrible sacrilège!… Quand j’eus dit cela à Tiennette, afin qu’elle ne détruisît pas l’heureuse idée qu’avait Ursule, cette bonne fille me répondit, qu’elle s’en était aperçue, et qu’elle s’était proposée de m’en parler, pour me demander mes conseils.
Vous jugez, d’après cela, cher Pierre et chère Fanchon, si je dois aimer mon Ursule, et avoir confiance en elle! Aussi lui ai-je donné ma sœur pour compagne; je veux qu’elles soient inséparables jusqu’à leur établissement.
Il ne me reste plus qu’à vous parler de nos adieux, à l’instant de la séparation. Je n’étais pas trop à moi, comme vous pensez. Quand Ursule sut qu’elle allait partir avec Fanchette, sous la conduite de Mme Canon, elle me regardait avec des yeux interdits; car je n’avais pas encore prononcé le mot: «Je reste». Mais quand une fois j’eus dit: «Il faut que je reste à cause d’Edmond», je vis le bon naturel d’Ursule, son bon caractère, son amitié pour moi, et sa tendresse pour ses parents dans ses regards et dans sa réponse. Ses yeux devinrent humides. Elle fit un mouvement les bras étendus, pour venir à moi: elle s’arrêta, me regarda tendrement, et me dit enfin: «Je pars, et vous restez! mais il le faut, et je vais être orpheline tout à fait; je n’aurai plus que la sœur que vous m’avez donnée!… Cependant, permettez-moi de vous dire, qu’il est juste que je ressente la douleur d’être éloignée de mon digne père et de ma bonne mère; votre compagnie l’aurait trop affaiblie; ainsi je la sentirai, sinon avec plaisir, puisque la douleur y est contraire, du moins avec contentement de la sentir: car toutes les fois que je sens cette heureuse douleur, de l’éloignement de ma bonne mère surtout, cela me rappelle de qui j’ai le bonheur d’être fille, et de qui j’ai l’honneur d’être amie.» Eh bien, mes chers bons amis, que pensez-vous de cette réponse, dans une jeune fille de dix-sept ans, élevée au village? Mais que dis-je au village! l’éducation que vous ont donnée chez vous, cet homme que vous appelez votre père, et cette femme que vous appelez votre mère, et que moi je nomme des anges, fait plus penser mille fois que celle des villes… Mon Ursule est partie… mais j’ai encore Edmond. Il vous demande; je vous désire: venez nous voir, et me consoler un peu de mes privations par votre chère présence.