[Fanchon lui donne de bons avis; naissance de mon fils, et ce qui s’est passé de la part de mon respectable père.].
10 février.
Voilà huit jours que je suis mère d’un fils, ma très chère sœur, et c’est à vous que je donne le premier moment, où je puis tenir une plume avec quelque assurance. Je me suis très bien portée pour ma situation, mais on m’a rendu autant de soins que si j’avais été à l’agonie: cela m’aurait impatientée, sans le motif, qui était si agréable et obligeant, que j’ai eu autant de plaisir à me voir soignée, que si j’en avais eu besoin; à la fin, on me laisse un peu sur ma bonne foi, et je vous écris, ma chère Ursule; car votre dernière lettre me tient sur le cœur du depuis que je l’ai reçue, et j’espère qu’une réponse me soulagera, en vous ouvrant ma pensée.
D’abord, ma très chère sœur, j’ai bien relu vingt fois le petit écrit de Mme Parangon: et je trouve ça bien dit, bien tourné! Oh! la chère dame! comme elle épanche ses sentiments! Il paraît qu’elle a écrit ça comme notre père dit que le Roi David faisait ses psaumes, où il exhalait tous ses sentiments, ses repentirs et ses combats: il me semble à moi, d’après mon petit jugement, que la chère dame n’a rien à se reprocher; car il n’est pas crime d’être tentée, mais de succomber à la tentation, et c’est ce qui n’arrivera jamais, s’il plaît à Dieu: mais, chère sœur, encore que j’aie eu bien du plaisir à lire et relire ce débordement de son bon cœur, si est-ce pourtant que je ne sais trop si nous l’avons eu légitimement; car pour ça, il le faudrait tenir d’elle: ce que je ne dis pas pour vous blâmer, chère sœur, mais pour vous dire ma pensée. Quant à ce que vous dites de la manière dont vous mettez bien Edmond dans l’esprit de Mlle Fanchette, je n’y trouve qu’à louer, puisqu’elle sera sa petite femme, et qu’il l’aimera chèrement, j’en suis sûre, vu qu’il aime déjà si respectueusement sa sœur; et que ce mariage innocentera bien des sentiments, qui vont et viennent à travers champ. Pour quant à ce qui est du conseiller, tout ça est bel et bon, et je crois que ça réussira, vu sa lettre; ce qui me donne une grande joie, à cause de nos chers père et mère; qui, encore qu’ils n’aient pour eux aucunes idées mondaines, ont pourtant envie que leurs enfants se poussent; ce qui n’est que l’effet de la grande amitié qu’ils leur portent, et non d’autre chose: mais je voudrais encore que nous évussions légitimement cette lettre-là, que je suis pourtant bien aise d’avoir; et je ne sais trop comment arranger tout ça. Pour à l’égard des admirateurs que vous fait votre gentillesse, ça est tout naturel, puisque dès ici, vous étiez trouvée si jolie, que plusieurs jeunes gens du bourg ont dit qu’ils passeraient par une forêt en feu, s’il le fallait, pour aller à Ursule R**, et pour l’avoir en mariage. Et vous vous souvenez bien de ce jour que nous revenions de fener au Vaudelannard , avec Edmond, vous, Madelon Polvé , Marie-Jeanne Lévêque , Marion Fouard , et moi, que des messieurs de Noyers à cheval nous rencontrèrent, et qu’ils s’arrêtèrent à nous examiner, quoique jeunettes. L’un dit: «Il y a de jolies fillettes dans ce pays-ci! – Corbleu! mon ami, dit l’autre (il me semble l’entendre encore), vois donc ce minois-là! (vous montrant). – Il est vrai, reprit l’autre, qu’elle est gentille! c’est un beau sang! – Gentille! dit un troisième, elle est belle!… Mademoiselle, qui êtes-vous? – Je suis Ursule R**, monsieur, à vous servir, que vous répondîtes en rougissant. – Ah! je ne m’étonne pas! c’est une petite cousine! – Et ils descendirent tous pour vous embrasser, et ils nous complimentèrent aussi toutes, jusqu’à moi, dont ils demandèrent le nom. Et sur ce que nous ne répondions pas, Marion, la plus hardie, le dit. «Ah! c’est la petite fille d’un honnête homme! dit un: je la croyais votre sœur, ma petite cousine? – Oh! non, monsieur; mais elle le sera, quand elle sera grande; car mon grand frère Pierre dit comme ça, qu’il ne voudra jamais en avoir d’autre que Fanchon Berthier, qui est d’honnêtes gens, et dont le grand-père est un saint homme.» Vous voyez, ma chère sœur, qu’il n’est pas surprenant, que vous soyez regardée et contemplée là que vous êtes aujourd’hui, où l’on se connaît mieux qu’en n’un lieu, en gentillesse de figure: mais je trouve un peu à redire (et pardon de ma sincère dictée) à la manière dont vous gardez et lisez les billets doux , et dont vous écoutez ce que disent leurs écrivains; car il me semble qu’il y aurait bien là quelque danger; et je vous prierais, sans vous déplaire, de vouloir en toucher deux mots à Mme Parangon; surtout, de ce vieux jargonneur italien, qui m’a fait frissonner sans que je sache pourquoi; je suis fâchée que vos gentilles oreilles l’aient écouté. Quant à ce qu’ils sont comme partis, je ne sais si l’on ferait son salut avec tous ces gens-là; pour moi, je suis pour M. le conseiller, ainsi que vous. Le richard M. de ***, qu’est-ce que c’est? Ça écrit drôlement! Ce langage-là ne me revient pas, je ne sais non plus pourquoi. Le jeune page est hardi comme un page, en vérité! et il n’y a rien de solide là-dedans; ça est trop jeune, et ça n’a pas d’état; ça sera un freluquet, qui laisserait là une femme un jour, pour aller courir de garnison en garnison, comme les officiers des casernes de Joigny , et d’ailleurs. Je ne sais pas ce que vous veut dire celui que vous appelez le financier; un financier est sans doute un homme de la finance, ou de l’argent; cela est utile: mais la lettre de M. le conseiller est d’un honnête et digne homme; je suis de votre avis sur son compte. Quant à ce que vous ajoutez de quelqu’une de nos sœurs à mettre auprès de vous, j’en ai voulu toucher un mot d’abord à notre mère, qui m’a clos la bouche, et m’a bien priée de n’en rien dire à notre père; ainsi c’est une chose à ne plus penser. Voilà que je viens de répondre à toute votre lettre, chère petite sœur: il ne me reste qu’à vous recommander de faire usage de votre sagesse et prudence, que vous possédez à un aussi haut point que les agréments du corps; et c’est dire qu’il ne vous manque rien de ce côté-là: car je tremble toujours, en songeant à tout ce qui arrive, ou peut arriver de mal à Paris.
Je vais quant à présent vous parler un peu de nous, de l’heureux événement, et d’Edmond, qui nous quitte demain matin, après avoir passé chez nous huit jours, qui ne nous semblent à tous qu’une minute, tant il nous amuse et nous plaît: ce qui a fait dire ce matin en riant à notre bon père, en parlant à notre digne mère: «Ma femme, tant plus il vous plaît, et vous paraît agréable en ses discours et en ses connaissances; tant plus vite le devons-nous renvoyer où il a pris tout ce mérite-là, afin qu’il s’en remplisse davantage, et fasse un jour l’honneur de notre vieillesse, comme notre excellent fils aîné en fera le soutien et la douceur: et puis songez que vous avez une fille, dont ce fils, que vous voudriez garder, est l’appui; si bien qu’il est à propos de dire, que la vraie place d’Edmond, n’est pas dans votre giron, où vous le teniez tout à l’heure, comme un enfant allaitant, mais auprès d’Ursule, dont je le crée tuteur et père en mon absence.» Ce qui a si fort touché notre excellente mère, qu’elle s’est mise à dire, presque en souriant: «Ô mon mari! vous parlez toujours en digne père et en homme sage, dans tout ce que vous dites; mais en ce moment vous passez tout: car ce discours me va droit à l’âme, et me montre mon vrai devoir; par ainsi, je suis la première à dire, et fermement à mon Edmond, mon cher fils, c’est demain qu’il faut partir.» Mais je ne sais quelle vertu ont eue ces derniers mots, qu’elle, qui paraissait si ferme, ne les a pu finir, sans que la larme n’ait brillé sous sa paupière. Elle a pourtant fait bonne contenance, et notre père l’a deux fois appelée Débora: «Voilà une vertueuse et ferme Débora! c’est Débora par le courage»; et il souriait en dessous, de cet air, qui nous laisse entrevoir encore comme il était agréable en sourire dans sa jeunesse; car Edmond est son vivant portrait, et c’est pour cela, que cette bonne mère, qui aime si tendrement tous ses enfants, aime plus mollement et plus enfantinement Edmond; ce qu’elle fait aussi pour vous, chère Ursule; car en vous sont fondus les traits d’Edmond, avec ce féminin agrément, qui mignardise davantage la beauté; et malgré ça, vous avez encore l’empreinte de votre digne mère, non si matériellement que Brigitte, mais spirituellement, par l’air du visage, les yeux, le parler, et mille autres choses, qui font que notre père dit quelquefois, depuis votre absence: «En Ursule est notre portraiture unie et confondue, pour marquer visiblement, mes chers enfants, qu’homme et femme conjoints par mariage ne font qu’un; et c’est la plus belle preuve que le bon Dieu en a donnée dans notre maison.».
Je mets la charrue devant les bœufs, comme on dit ici; car à présent je vais vous parler de choses précédentes à tout ça. Et d’abord, je commence par l’arrivée d’Edmond, qui a été moins triste que celle de l’autre voyage ici; car on était tout occupé de moi et de mon fils. Le premier de février, je me sentis arrivée à l’heure de Dieu: aussitôt tout fût ici en l’air. Mon pauvre mari allait, venait, agissait, et pourtant ne me quittait quasi pas des yeux. Notre bonne mère descendit chez nous dès le premier mot qu’elle en entendit, et m’encouragea par des paroles de douceur, et par l’espérance d’un fils, en citant son exemple, et me parlant de sa fermeté courageuse en ces occasions. Je ne ferai pas à une fille d’autres détails. Enfin mon fils a vu le jour. Tout aussitôt, notre bonne mère l’a dit à son fils, par ces paroles: «Pierre, c’est le nom de votre père qui va être porté.» Et dès que ce mot a été dit, mon mari est venu m’embrasser, encore toute comme j’étais, et puis il a couru à son père, qui était sur le perron, et il a pris la main de son père, qu’il a portée à sa bouche, en lui disant: «Mon père, c’est votre nom qui va être porté. Mon digne père, je n’ai encore pas touché l’enfant; il doit passer des mains de sa mère aux vôtres, afin que je le reçoive de Dieu et de vous. – Non, mon fils, a dit le bon vieillard, en descendant, appuyé sur son fils; non, c’est de toi que je dois le recevoir, puisque c’est par toi que Dieu me l’envoie.» Et mon mari a couru chez nous, où il a trouvé mon fils dans mes bras; et il me l’a pris, en me disant: «Je vais l’offrir à mon père, pour qu’il l’offre à Dieu.» Et je lui ai tendu l’enfant, qu’il a porté nu sur ses bras, et il l’a présenté à son père qui entrait, en lui disant, avec plus de hardiesse, que jamais il n’en avait eu avec un tel père: «Mon père; voilà mon fils, qui entre dans le monde; bénissez-le, et moi aussi: car c’est en ce moment que je vous tends ce que j’ai reçu de vous, et à mon pays. – Je te bénis, mon fils aîné, a répondu le vieillard, et que ma bénédiction d’abondance de cœur passe par toi sur mon petit-fils, dont je rends grâces à l’Éternel, qui me fait renaître une seconde fois. Mon Dieu, bénissez mes enfants, et recevez l’hommage de celui-ci.» Et se tournant vers moi: «Voilà comme votre mari fût offert à mon père; mais quand Edmond vint, il n’y était plus.» Et les larmes ont roulé dans les yeux du vénérable vieillard, qui a dit: «Mes enfants, depuis que j’existe, j’ai toujours tempéré le feu de la joie, comme celle que j’éprouve en cet instant, par l’eau de la tristesse, afin que mon cœur ne s’élançât pas dans des transports trop vifs, et hors des bornes de la raison: et depuis que j’ai perdu mon honorable père, il y a vingt et cinq ans, son cher et pitoyable souvenir a toujours été mêlé à toutes mes joies, dont je lui ai fait libation, comme les Anciens à Dieu, du vin de leurs repas… Mes chers enfants! voilà comme tous nous sommes venus au monde nus, sans appui, sans secours, poussant le cri de la douleur; et voyez, par cet exemple, comme un chacun de vous a été tendrement reçu par père et par mère, et que la digne Fanchon, ma bru, et votre sœur, vous représente au naturel les affections qu’eut Barbe de Bertro; et que la joie de mon fils Pierre vous représente la mienne, et ce que je dis, je le fais moi-même, c’est pourquoi en ce moment, mon cœur tout ouvert par la joie, n’en reçoit que plus avidement le cher et précieux souvenir de mes honorables père et mère (que Dieu a dans son sein).» Ensuite il ajouta: «Edmond peut venir à cette heureuse naissance; et peut-être ne le pourra-t-il pas à une autre: par ainsi je lui cède mon droit de nommer l’aîné des fils de mon fils aîné (si tant est qu’un père cède une chose, en la faisant passer à son fils; car ce sera moi encore qui le nommerai). Je prie donc mon fils aîné, de ce moment homme et père comme moi, de m’accorder cette satisfaction? – Ô! mon père, a dit Pierre, c’est vous qui nommez mon fils, puisque vous ordonnez de le nommer à mon frère; et il aura deux parrains au lieu d’un.» On a donc mandé Edmond très vivement, et dès qu’il a été arrivé, tout s’est préparé pour le baptême; et notre père a voulu que Christine tînt l’enfant avec Edmond, pour et au nom de Mlle Fanchette; et pour ce, il en a été lui-même demander l’aveu à M. C**, père de la demoiselle, qui l’a gracieusement accordé; et c’est par cette raison que Mme Parangon a reçu la lettre de demande, après la chose faite. À son retour de V***, où il a été seul, on a porté l’enfant à l’église, Edmond et Christine marchant de chaque côté de la sage-femme, et notre père et notre mère derrière chacun d’eux: et quand on a été aux fonts, le pasteur, qu’on a prévenu, a dit que rien n’empêchait que les quatre chères personnes ne fussent parrains et marraines en même temps; ce qui a fait que tous quatre ont répondu pour l’enfant, notre père tenant la main d’Edmond, comme pour ne faire qu’un avec lui, et notre bonne mère celle de Christine: et notre bon père, au moment où le prêtre faisait faire le renoncement à Satan, a répondu rayonnant de majesté paternelle: «J’y renonce pour cet enfant, et pour ce cher fils, qui répond aussi pour lui, et fasse le Ciel, que les manques de l’un ou de l’autre, retombent plutôt sur ma tête que sur la leur: car je suis leur père.» Quand la cérémonie a été achevée, notre père a fait passer tout le monde devers la tombe de son père, qui est près de la porte des épousailles ; et là, il s’est arrêté, sans prononcer une parole haute, mais remuant les lèvres, et jetant de temps en temps vers le ciel ses yeux, d’où coulaient des larmes en abondance: notre bonne mère, elle, était à genoux, et elle a posé l’enfant sur la tombe; ce qui a paru faire plaisir à notre père: car il a dit tout haut: «Il vous a aimée et honorée, comme j’aime et honore Fanchon Berthier, et il m’est bien agréable qu’il reçoive de vous notre petit-fils.» Ensuite on est revenu, avec M. le curé, qui a soupé chez nous dans ma chambre, car je me portais assez bien pour cela. Et la conversation a roulé sur Paris, et sur vous, ma chère sœur: mais moi, qui en savais le plus, je ne disais rien. Et M. le curé a été charmé du raisonnement d’Edmond, qui parlait si bien, que j’en étais émerveillée. Oh! il est tout aimable, et il a je ne sais combien d’esprit; et si vous étiez ici, il m’est avis que j’aurais autant de plaisir à vous entendre; et il faut dire, que si les villes n’avaient aucun péril, ça serait une belle et bonne chose! On a aussi parlé de Mme Parangon, avec le respect qui lui est dû, et de Mlle Fanchette: ce doux nom a fait briller la joie sur le visage de notre bonne mère, et notre père paraissait dans une ivresse de joie; mais on n’a pas lâché un mot, quoiqu’il n’y eût là d’étrangers que le pasteur, qui doit ne l’être pas. Voilà, ma chère bonne amie sœur, le récit de tout ce qui s’est passé en cette occasion. Présentez, je vous prie, après mes respects à Mme Parangon, mes tendres amitiés à ma chère petite commère, et dites-lui, que le premier moment où je la verrai, sera le plus glorieux de ma vie. Pour Mme Parangon, elle sait bien que mon cœur est à elle comme à vous, ma chère sœur, et qu’il y sera toujours.