Lettre 20. Edmond, à Ursule.
[Il parle d’Edmée, ainsi que de son art, et finit par un mauvais conseil à Ursule.].
13 avril.
Je suis dans un isolement pénible, ma chère sœur; tout le monde m’abandonne à moi-même, et en vérité je ne sais comment faire pour réparer le vide où on me laisse: on est toute à toi, et je ne suis plus rien, ce n’est pas que j’en sois jaloux; mais si je cherche aussi à occuper mon cœur, vous n’aurez rien à me dire.
J’ai revu Edmée ces jours passés: elle est encore aussi aimable qu’elle me l’avait paru à Vaux . C’est tout ce que je puis t’en écrire à présent. Tu confieras de ma part à notre adorable fée, que j’ai été assez familier chez sa voisine; mais que je m’en retire insensiblement; les coquettes (soit dit sans médisance), ne sont pas la société qu’il me faut. J’espère que tu me donneras de tes nouvelles. Celles d’ici, à l’exception de ce qui regarde la santé de nos chers père et mère, et de toute notre famille, qui est excellente, ne méritent pas que je t’en entretienne. Il en est cependant qui pourraient t’intéresser; mais je ne sais pas s’il est à propos de te les donner.
Nous sommes assez bien, M. Parangon et moi, depuis quelque temps; je le seconde de tout mon pouvoir, et nous travaillons tous deux, comme pour éviter que le diable ne nous tente. J’ai fait une Annonciation pour un maître-autel, et j’ai cherché partout une figure de vierge bien agréable et bien angélique: j’en aurais bien pris une qui est toute céleste, ou celle de Mlle Fanchette, ou la tienne: mais cela aurait pu faire un mauvais effet sur M. Parangon; j’ai pris celle d’Edmée; et il faut avouer que c’est peut-être le minois qui convenait le mieux au sujet: car la beauté que j’avais d’abord en vue est trop voluptueuse, et on aurait été tenté au lieu de prier, je serais ainsi tombé dans le même inconvénient que Rubens dans son Annonciation que M. le prince de Conti vient de faire acheter, et où la Vierge est en petit nez retroussé des plus coquets; quant à Mlle Fanchette, elle est trop jeune, et elle a déjà trop de cette aimable langueur qui la rendra si dangereuse un jour. Pour toi, je ne sais, mais ta figure vaudrait mieux en Madeleine encore un peu galante. Ma foi, il me fallait Edmée, et je l’ai trouvée là fort à propos! M. Parangon, qui ne la connaît pas, a trouvé la tête admirable! Il en a fait honneur à mon imagination, et il m’assure que j’ai dans l’esprit les belles formes de la nature. Pour lui, qui s’était réservé un Saint-Joseph , pour mettre à la chapelle qui fait le pendant de celle de l’Annonciation , il a jugé à propos de se peindre trait pour trait, je ne sais à quelle intention. Dans un autre tableau à nous deux, où nous avions Psyché, poursuivie par Vénus déguisée en Furie, il a donné à la Furie les traits de Mme Canon, au plus naturel; moi, j’ai fait Psyché sous ceux d’une femme que nous adorons: mais ici M. Parangon m’avait dit de prendre le grand portrait de la chambre à coucher, pour modèle. On me flatte que je l’ai surpassé, quoique M. Parangon regarde ce portrait comme son chef-d’œuvre. C’est que j’avais bien mieux dans le cœur les traits que je devais rendre sur la toile, que lui dans les yeux, et que c’est le cœur, plus que l’œil, qui conduit la main. Voilà toutes les nouvelles que je te puis donner, chère bonne amie. Offre mon hommage à Mme Parangon et à Mlle Fanchette.
P.-S. – Vous ne voyez pas M. Gaudet? Nous sommes fort bien ensemble: c’est un bon ami. S’il veut te parler en particulier, ma foi, il faut t’y prêter, et n’en rien dire. Quant à Laure, je sais que vous vous voyez assez souvent, et qu’il te donne ses avis par elle, comme nous en étions convenus dès ici; tu ne saurais mieux faire que de les suivre à la lettre. Il serait heureux qu’elle fût admise chez vous.