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Lettre 120. Ursule, à Gaudet.

[Elle montre comment elle s’est corrompu le jugement, pour être sans remords.].

11 août.

Je t’écrivis hier; je t’écris encore aujourd’hui. Qu’ai-je donc tant à te dire? je ne sais, mais je me meurs d’envie de m’occuper, pour me tenir hors de moi-même; et je crois sentir qu’en t’exposant mes sentiments et ma conduite, je me justifie les premiers et la dernière. Me voilà dans une situation qui m’aurait fait horreur, si on me l’avait prédite lorsque j’étais à mon village, ou bien à Au**, même à Paris, dans les premiers temps. Mais je ne tardai pas à entendre dans cette grande ville des propos, qui m’ouvrirent les yeux, Dès Au**, on en avait tenu quelques-uns devant moi; mais je ne les comprenais pas. Il serait bien étonnant, que la façon de penser des gens de ville, presque tous éclairés, fût mauvaise et fausse, et qu’il n’y eût de vraie que celle des automates de village, telle que j’étais; telle qu’est encore toute ma famille!

Dans les villes, les femmes ont des amants, tant qu’elles sont jeunes et jolies: je suis fille, je suis moins coupable qu’elles, si elles le sont; je tiens une conduite louable, si elles ne le sont pas. Voilà ce que je me dis. J’observe tout le monde, même ceux qui croient la religion: ils la croient comme s’ils n’y croyaient pas; même intérêt, même sensualité, même ambition, même jalousie, même dureté, même indifférence pour les devoirs et les pratiques de cette même religion, que s’ils n’y croyaient pas. Ils rient de la mort des autres, comme si le paradis ou l’enfer ne devaient pas suivre. C’est qu’ils n’y croient pas. Et c’est tout le monde qui agit ainsi: car les exceptions sont si rares! Tout le monde se trompe-t-il? Voilà ce que je me dis? je crois que non, et cela me tranquillise sur le crime.

Reste l’honneur. Mes sentiments là-dessus ont encore cherché à s’appuyer sur ce qui existe dans le monde. J’y ai vu que l’honneur accompagnait toujours les richesses, bien ou mal acquises: j’ai bien examiné cela; je ne me suis pas trompé. J’en ai conclu qu’il n’y avait qu’un véritable honneur, celui des richesses. En effet, les personnes de ma connaissance, en hommes et en femmes qui sont les plus honorées, sont les plus riches. Le marquis n’a pas de mœurs, mais il est riche et de plus il a la noblesse: il est respecté, pas un grain de mérite personnel; il tient tout de ses aïeux, gloire et fortune. La marquise est une prostituée, depuis quelque temps: elle a commencé par aimer mon frère, parce qu’il est bel homme; elle n’avait pas d’autre motif; son cœur n’était intéressé par rien de louable, ensuite, elle l’a aimé pour le plaisir des sens. Malheureusement elle était insatiable, et Edmond n’était qu’un homme; elle a voulu essayer des autres hommes: elle a trouvé que c’était la même chose que son amant; et elle a fait des amants de tous les hommes. Enfin, considérant que j’étais entretenue; que je nageais dans l’abondance et les plaisirs, elle a pensé qu’étant aussi belle que moi, elle pouvait être payée aussi cher: elle s’est affichée; les richards libertins ont été enchantés de cette découverte! mais elle n’a pas tardé à leur montrer qu’une femme de qualité entretenue, qui prostitue ses aïeules, les fait payer cher! Elle les a traités avec une hauteur, une impudence!… Elle ne daignait pas cacher le rival au rival; elle les croyait trop heureux de la partager. Le marquis, comme c’est l’ordinaire, n’a su tout cela que le dernier: il l’a souffert, parce qu’il m’aimait, et qu’il trouvait le plaisir dans ma maison: mais lorsqu’il a été rebuté de ma conduite, il a fait attention à celle de sa femme: il a voulu se plaindre, tout le monde lui a donné tort; et la marquise l’emporte: d’où je conclus que tout le monde pense comme elle et comme nous sur l’honneur; sans quoi, elle n’en aurait plus. Qui est plus honoré que mon vieux Italien? Et cependant, qui est plus méprisable? Le financier Montdor est reçu partout, on se l’arrache, on s’honore de sa société: c’est qu’il a le véritable honneur; il est riche. Mme S***, après avoir été au public, a trouvé un mari qui l’adore; elle a un nom, un titre, et de l’honneur: parce que ayant eu de l’économie, elle avait, en se mariant, soixante ou cent mille livres de rentes, avec quoi elle a fait la fortune d’un pauvre et bon gentilhomme: on l’élève aux nues; on la regarde comme une femme généreuse, qui a relevé une ancienne maison; elle a de l’honneur à revendre; car elle en a cédé à un auteur qui lui a dédié un gros livre.

À l’appui de tout cela, viennent tes leçons: mais sans les exemples, je doute qu’elles m’eussent persuadée; tu aurais perdu toute ta logique avec moi, si j’étais restée au village.

Je m’enfonce dans le raisonnement, je m’y plais aujourd’hui; je ne sais pourquoi. C’est que mon serin est mort, et qu’une belle Angola blanche que j’aimais beaucoup, m’a été volée: cela me rend philosophe.

Il suit de ce que j’ai dit, de la façon de voir générale, que je suis revenue de mes préjugés: je n’ai plus les mêmes idées du vice, de la vertu, de l’honneur, de la religion. Le vice, je le regarde aujourd’hui comme un écart de la routine, une licence hardie, telle que celles que font les grands poètes. La vertu, je la compare à mon rouge; cela donne de l’éclat, mais il faut que la couche soit superficielle; je compte m’en parer quelquefois: par exemple, tu sais que j’ai réalisé ton conseil, pour le vieux militaire: j’en ai un très respectable dont je prends soin; je ne me montre à ses yeux que sous le masque Parangon; il me croit bonne, franche, et plus inconsidérée que coquette. L’honneur, ah! il faut en avoir! Mais selon les gens! par exemple, avec le marquis, le financier, l’Italien, mon page, etc., quelle espèce d’honneur puis-je avoir? pas d’autre, avec le premier, que celui de l’écouter seul: avec les autres, que celui d’exceller dans la volupté, de varier leurs plaisirs; avec toi, quel sera mon honneur? de fouler tout aux pieds; mais assez adroitement pour ne pas me compromettre: d’être humaine, cependant, mais par égoïsme, ou plutôt par sensualité, pour me procurer le contentement intérieur, l’estime de moi-même, un certain orgueil très agréable à sentir. Quant à la religion, mes idées sont absolument changées sur cet article: c’est le frein du peuple; mais les gens éclairés comme nous, en ont-ils besoin? Au reste, je ne désapprouve pas que celles qui ne peuvent avoir mes plaisirs, tâchent de goûter ceux que procure la dévotion: l’amour est toujours l’amour; car j’ai connu autrefois ce genre de jouissance-là. Voilà mes sentiments, d’après lesquels je règle toute ma conduite.

Celle-ci est absolument conforme à ceux-là. Et c’est ce qui me fait admirer ta philosophie, qui me met ainsi d’accord avec moi-même, quelque chose que je fasse; au lieu que tout le monde que je vois et que j’ai vu, même chez nous, ne fait jamais ce qu’il trouve le mieux. Moi, par ton bienfait , je fais toujours ce que j’approuve davantage. En effet, rien ne m’arrête, d’après cette excellente règle que tu as donnée à mon frère, pour juger nos actions: Que doit-il en résulter? Si c’est un bien pour tout le monde, quelle que soit l’action, elle est bonne: si c’est un petit mal pour les autres, et un grand bien pour nous, elle est bonne. Ne sont-ce pas là tes règles? Et je les crois fondées dans la nature. D’après cela, je dépouille toutes les actions de leurs enveloppes préjugiennes , je les considère nues et je les fais, si elles me plaisent. Par exemple, j’ai ruiné le marquis, autant qu’il était ruinable. Cela paraît mal d’abord aux yeux des préjugistes, et même aux miens: c’est le père de mon fils. Mais d’abord, que me fait mon fils? C’est un être hors de moi, dans lequel je ne sens pas, et qui ne sent pas en moi. Ensuite, j’ai considéré moralement le marquis riche, abusant de ses richesses: j’ai mis à sa solde une foule d’ouvriers, de pauvres gens, et je me suis occupée à leur partager le superflu de M. le marquis, les gaziers, les soyeurs de toute espèce; les marchands de tous les genres possibles, les bouchers, les poissonnières, tout ce qui sert le luxe et la bouche, m’a bénie de ce que je ruinais le marquis: et j’aurais eu des remords, en faisant tant d’êtres heureux, aux dépens d’un seul?… Je l’ai trahi: j’ai encore bien fait; je suis belle, je suis désirée, dois-je, pour un seul homme, rendre souffrants tant d’autres individus? Mais ensuite, je ne lui ôtais rien: il trouvait toujours les mêmes plaisirs, je satisfaisais les autres, sans le priver. À la vérité, j’avais des caprices; mais je puis me rendre le témoignage que mon motif a été souvent d’empêcher son goût pour moi de s’émousser trop vite, et qu’une autre ne ruinât sa bourse et sa santé.

Je reviens à mon fils: est-il vrai que j’ai diminué son bien-être futur, en ruinant son père? Rien de plus douteux; j’ai fait dépenser au marquis ce qu’il aurait donné à des filles de l’Opéra . Me voilà donc tranquille de toute manière. Reste un point; le grand point!

Je l’examine de sang-froid – à qui fait-il tort? à personne: à moi, à lui, plaisir. Il brûlait, il était dévoré, il souffrait; je l’ai rafraîchi, tranquillisé, guéri… J’ai bien eu quelques petits scrupules; mais à l’aide de mes principes, ils se sont évanouis. Je suis fière depuis cet instant: mon action me met au-dessus de toutes les courtisanes de la Grèce et de Rome; elle me reporte aux premiers temps de l’âge du monde, à ces temps heureux, où le désir n’avait point d’entraves: je ne vois plus rien qui m’étonne dans la conduite des anciens Persans et des Guèbres modernes, des rois d’Égypte et des sectateurs de Jatab , qui subsistent encore dans le même pays; je me dis, j’ai fait tout cela ; je suis citoyenne du monde; aucune loi ne m’asservit, que celle de la raison; tout préjugé est foulé aux pieds par moi, jeune paysanne naguère, destinée par le sort à être la victime de tous les préjugés. Par exemple, que dirait-on chez nous, de ce que j’ai permis, lorsque je me suis fait mettre sur le catalogue des danseuses de l’Opéra ? J’allai chez un des vieux directeurs. Il prit ses lunettes, me regarda, les remit dans leur étui; m’embrassa, et me dit… Enfin au bout d’une heure, il exigea que je revinsse à dix heures du soir. Je n’y manquai pas… Le lendemain, j’allai chez l’autre. Il me demanda si j’avais vu son confrère? Je dis que non. «Vous êtes charmante!…» Ce mot fut suivi des mêmes libertés; du même ordre de venir à dix heures du soir. Et le lendemain, je fus encataloguée. Que dirait-on, si l’on savait ce que j’ai fait pour l’italien? moi, qui d’après tes sages principes, abhorre les modes qui rapprochent notre parure de celles des hommes, je me suis dix fois mise d’une manière qui me répugne, pour exciter les présents de ce vieux singe: trois fois je me suis habillée en jeune homme de la tête aux pieds, parce que je savais le subjuguer par là! J’étais charmante. Il m’assurait que j’avais l’air du plus beau garçon… Si la religion était vraie, que je la crusse, pourrais-je faire cela, et tant d’autres choses, que tu sais et que tu ne sais pas, car je suis sans frein, absolument sans frein, et je déteste tout ce qui peut m’en servir? aussi, je hais la religion, ceux qui la prêchent, et surtout ceux qui la pratiquent. Je hais la philosophie contraire aux passions, et ceux qui la pratiquent, autant que la hait l’auteur des P****.

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