Lettre 61. Gaudet, Au Comte de ***, père du marquis.
[Adresse mondaine et ruse du corrupteur, pour servir le frère aux dépens de la sœur, et remplir d’autres vues secrètes.].
26 juillet.
Monsieur le comte,
Il m’est facile de vous donner les instructions que vous me faites demander. Je connais la famille de la jeune personne, comme la mienne. Ce sont de bonnes gens, dont l’origine est peut-être égale à la vôtre, mais la situation présente bien inférieure! ce sont des laboureurs, tant le père que les enfants restés au village de S**. Quant à la jeune personne, sa figure est charmante, et tout le de cette maison est beau. Le caractère de la belle Ursule est parfait, il n’y a pas là de candeur affectée; tout est franchise; c’est la vertu même, avec tous ses épouvantails; le marquis aimé ou non, serait sûr de la femme, si une fois il lui avait donné ce titre honorable. Voilà, je crois, monsieur le comte, exactement tout ce que vous voulez savoir.
À présent me sera-t-il permis d’ajouter un mot au-delà de vos questions? J’ose l’espérer de votre indulgence. Le marquis est père, et il l’est d’un fils. Il me semble qu’il n’y aurait pas à hésiter à conclure un mariage, qui donne un état à votre petit-fils. Vous n’avez aucune objection à faire contre la mère; et elle a un million de plaintes à faire contre son ravisseur. Il est vrai que vous avez donné une forte somme: vous avez acheté son silence; aussi ne réclamera-t-elle jamais contre vous le secours de la loi; mais ce serait un bien triste avantage pour vous-même, si vous aviez aussi acheté le droit de proscrire votre sang? Il n’y avait pas de fils, pas même d’apparence de grossesse, quand l’accord a été fait par moi seul, et à l’insu non seulement de la demoiselle, mais de toute sa famille. J’ai fait ratifier depuis, non sans peine: mais s’il y avait eu un fils, moi-même je n’aurais voulu me prêter à aucun arrangement, et j’aurais attendu, de la crainte fondée d’une dénonciation au ministère public, un mariage, que je n’attends aujourd’hui que des sentiments naturels d’un père pour ses enfants. Je sais que le marquis peut trouver un parti plus avantageux qu’une fille avec quinze à seize mille livres de rente: mais je sais aussi qu’il ne trouvera sûrement pas le bonheur; qu’il l’a chassé loin de lui pour jamais, par son attentat sur la fille d’un citoyen, qu’il a violée, retenue malgré elle chez lui plus de dix jours, mise à deux doigts du tombeau. Il aura toujours. cette image devant les yeux. et s’il devenait assez endurci pour l’écarter, il n’écartera pas celle de son fils; ni vous-même, monsieur le comte, ne réussirez pas à l’écarter. Voilà ce que ma conscience m’oblige de vous dire.
D’un autre côté, je sens que c’est un mauvais mariage, pour un homme comme le marquis de ***: qu’il aura un frère à avancer; une famille nombreuse à protéger, à aider, qu’un mariage dans une famille égale à la sienne, lui procurera des avantages si considérables qu’il est impossible de les négliger; qu’enfin, il aura d’autres fils, dont l’origine sera également illustre par les deux sources de leur existence. Comment faire dans une pareille occurrence? N’y aurait-il pas moyen de tout concilier? je le crois; et voici celui que j’imagine. Les filles ne sont rien dans. les maisons nobles ou roturières; elles en sortent pour n’y rentrer jamais. La tache faite à la famille R**, par la violence sur une fille de cette maison, tombe donc bien plus sur les mâles, et surtout sur celui de ces mâles qui est à la capitale, et connu dans le monde, ou prêt à l’être, que sur la fille elle-même, qui d’ailleurs me paraît presque dédommagée. Ainsi, pour n’avoir rien à se reprocher, et que des gens aussi relevés, que vous l’êtes, ne se trouvent pas un tort réel avec des gens au-dessous d’eux, je proposerais, mais comme un simple projet, que je soumets à votre examen, que M. le marquis épousât, pour sa fortune et son avancement, la personne de distinction que vous avez en vue; et que pour réparer ses torts, relativement à la personne qu’il a déshonorée, il rendît au frère plus qu’il n’a ôté à la sœur. Ce frère, monsieur le comte, est un beau garçon, capable de faire honneur à son protecteur par ses qualités, par sa belle figure, par ses sentiments nobles et distingués. Il faudrait le faire entrer au service, lui faire avoir une compagnie, lorsqu’il en serait temps; à moins que vous ne préférassiez de lui faire un sort dans la robe: car il est propre à tout; je choisirais même ce dernier parti. La finance ne doit pas vous inquiéter; c’est un article dont je me charge, avec le secours des autres amis de ce garçon méritant: car il est adoré de tout ce qui le connaît. J’imagine que la protection que lui donnerait M. le marquis, et vous-même, monsieur le comte, vous honorerait autant que lui, et ferait briller aux yeux de tout le monde votre grandeur d’âme et votre justice. Votre gloire serait ici d’autant plus pure, que vous n’encourreriez pas, auprès des gens de qualité, le blâme de vous être mésallié dans votre fils unique.
Je viens, comme un avocat général, de plaider le pour et le contre; voilà toutes les raisons possibles: c’est vous qui faites la fonction de juge, prononcez.
J’espère, monsieur le comte, que vous recevrez en bonne part ce que je prends la liberté de vous marquer, et que vous y verrez le langage d’un homme également fidèle à l’amitié qu’il a jurée à la famille R**, et à la considération respectueuse qu’il doit à la vôtre.
J’ai l’honneur d’être, etc.
P.-S. – J’écris également à l’insu du frère et de la sœur. Un seul cas détruirait la seconde partie de ma lettre: c’est celui où le marquis n’aurait pas de fils du mariage projeté. Mais ne vient-il pas de faire ses preuves?