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Lettre 69. Ursule, à Laure.

[Comment Gaudet lui fait refuser le marquis par libertinage. Elle parle ensuite des bals, ces dangereuses assemblées, si fatales aux mœurs! et des comédies.].

25 août.

Il est en vérité très aimable ce jeune élève que M. Gaudet a donné à mon maître de peinture. Quelle grâce il avait hier à la danse! Tout le monde l’admirait. Je t’avouerai aujourd’hui tout bonnement qu’il m’avait frappée, le premier jour où je le vis chez Coulon, quoique le soir je n’aie pas voulu en convenir. C’est qu’en vérité j’étais honteuse qu’il eût fait sur moi, à une première fois, une impression si vive… Oui, la préférence marquée qu’il me donnait m’a flattée; car en vérité, il n’y avait rien là qui le valût qu’Edmond: mais mon frère n’est pas homme ordinaire; c’est, je crois, le plus bel homme du monde; mais après lui, c’est M. Lagouache: ce qui me flatte extrêmement.! je t’ai beaucoup d’obligation du genre de plaisir que tu m’as fait connaître au bal; je n’avais qu’une idée imparfaite de cet amusement, que je préfère au bal de l’Opéra : ce dernier n’est, qu’une cohue. À la vérité, le déguisement favorise une infinité d’aventures, et donne une liberté, qui doit être un agrément sans prix aux yeux des gens que les bienséances contraignent; mais outre qu’il faut, pour en jouir, aller fréquemment à ces assemblées, je trouve encore qu’il est nul pour toi et pour moi: tu jouis de ta liberté, moi je n’ai pas le goût des aventures; il faut pour cela, être duchesse, marquise, ou fille entretenue. Mais à nos bals bourgeois, où l’on va sans masque; où l’on est connaissance après deux assemblées, où l’on voit ce qu’il y a de plus élégant dans les deux sexes, parmi les gens qui nous assortissent, c’est je te l’avoue, un passe-temps charmant et c’est dommage qu’il faille en faire mystère à Mme Canon! car mon frère invente toujours un prétexte, pour m’avoir. Au reste, peut-être cette gêne et ce mystère y donneraient-ils un prix, si ce n’était pas un obstacle, pour mener Fanchette. Car il n’est en vérité pas possible d’y conduire cette jeune et charmante enfant! L’on y fait et l’on y dit des choses trop libres. Hier, mon frère, qui n’est assurément pas fort grave, a froncé deux fois le sourcil, et j’ai vu l’instant où il allait coller d’un revers de main contre le mur ce faquin efféminé, qui dansait avec tant de lubricité, lorsqu’il s’est avisé de toucher la gorge à sa danseuse. M. Lagouache m’en a paru aussi fort scandalisé; cependant il a calmé mon frère, en lui parlant à l’oreille. À cela près, c’est charmant, et je regrette de n’avoir pas connu plus tôt ce divertissement-là: on y brille, pour peu qu’on ait de figure; on reçoit de la part des hommes polis mille compliments délicats, dits d’un air qui en double le prix, et M. Lagouache y est mieux que personne, je crois. Qu’en dis-tu?

L’un de ces jours, Edmond est venu me prendre pour aller aux Français . Tu sais que j’ai déjà vu avec lui l’Opéra , où tout m’a ennuyé, jusqu’aux danses; car j’ai cinq à six fois demandé à mon frère ce qu’on applaudissait. Il me gardait les Français pour la bonne bouche. On donnait le Négociant , ou le Bienfait rendu , et les Folies amoureuses . La première de ces deux pièces, que le tumulte de la cabale m’a empêché d’entendre aussi bien que je l’aurais voulu, m’a fait beaucoup de plaisir: elle exprime une action généreuse, et m’a paru calquée d’après un événement réel. Un négociant de Bordeaux a prêté cent mille écus à un comte, il veut faire épouser la fille de son débiteur à son neveu, mais ni le comte ni la fille ne s’en soucient. L’oncle, qui se voit mal reçu, menace d’exiger son paiement, ce qui abaisse la morgue du comte et de sa fille Angélique ; mais Verville (le neveu) a vu chez le comte, une Julie ; amie d’Angélique, aussi jolie, et surtout moins fière; il en est devenu amoureux, et pour l’épouser, il fait prêter au comte les cent mille écus qu’il doit à son oncle. Ce dernier n’ayant plus de droit à faire valoir auprès du noble orgueilleux consent au mariage de son neveu avec l’aimable Julie .

Les Folies amoureuses m’ont fort amusée, il faut en convenir. Je ne vois pas d’où vient on contraint toujours les amants! Qu’est-ce que cela fait aux cœurs de bois , que l’on s’aime? je crois qu’ils sont jaloux de ce qu’on est plus heureux qu’eux? Aussi approuvé-je de tout mon cœur les amants qui trompent ces surveillants maussades, et qui se rendent heureux en dépit de leurs précautions. Je ne saurais dire combien je m’intéressais à la jeune Agathe , quand je la voyais tromper son vieux et jaloux tuteur Albert . Je tremblais qu’elle ne fût découverte! Heureusement elle ne l’a pas été. Veuille l’amour nous donner, ma chère Laure, un semblable succès, en pareille occasion!

À propos, notre maître nous a mis aux prises, M. Lagouache et moi, pour une copie de Lebrun . C’est un moyen tableau pour la grandeur, mais sublime pour l’exécution; M. Lagouache l’a emporté. Je n’en suis pas fâchée, et je craignais plus la victoire, que je ne la désirais, je te l’avoue.

Je suis riche; si le marquis se rebute, j’obligerai sa famille… Quant au conseiller, je ne l’aime que dans l’imagination d’Edmond, à qui je l’ai fait croire… Si je faisais l’avantage d’un jeune artiste aimable, et qui peut faire son chemin? qu’en dis-tu, cousine? Nous avons ici le consentement de nos parents?… Il faut consulter M. Gaudet: s’il est à Passy, je veux lui écrire, et suivre en tout ses conseils.

P.-S. – je me cache en ceci de Mme Parangon d’ailleurs, elle part sous peu de jours.

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