Lettre 12. Réponses d’Ursule, aux deux lettres précédentes.
[Elle raconte son arrivée, et comme la corruption règne dans les grandes villes.].
10 août.
Madame et très chère amie,
Votre lettre m’a fait le plaisir que vous imaginez, d’avoir de vos précieuses nouvelles: quant aux choses tristes, je les savais déjà, par la lettre de ma belle-sœur que je joins à celle-ci, et que je vous supplie de me rapporter; car elle m’est chère, à cause de la part d’où elle vient. Je n’espère pas de réponse, mais votre vue, qui est pour moi le plus grand des biens.
Nous sommes arrivés très heureusement. Paris, vu de la Seine, fait un spectacle imposant et majestueux: mais le dedans a ses désagréments, comme vous allez voir, et comme sans doute vous le savez. Nous sommes arrivées de grand jour au port Saint-Paul : je suis descendue la première, plus hardiment que je n’aurais cru. La bonne dame Canon a eu peur, en me voyant aller si résolument, et elle s’est écriée: «Prenez garde, Ursule!…» Ce qui m’a fait frissonner, je ne sais pourquoi. Mes genoux ont tremblé, quand mes pieds ont touché la terre, comme si celle de Paris me devait porter malheur. Mais c’était de joie: car ce pays me plaît beaucoup, et je suis très satisfaite de la capitale; il ne me manque que la présence d’une amie adorée, pour y être heureuse. Mais il faut que je vous dise un mot des désagréments dont j’ai parlé. D’abord la chère dame Canon en est quelquefois de bien mauvaise humeur! Elle nous fait souffrir de toutes les sottises qu’on nous dit, ou des compliments qu’on nous fait dans les rues. L’un de ces jours, un homme nous suivait le soir, et nous disait je ne sais combien de choses où je n’ai rien compris: nous doublions le pas ma charmante petite sœur et moi (je l’appelle ainsi depuis votre chère lettre, mais comme par amitié, sans lui en dire le vrai sujet), pour ne pas entendre les sots propos: Mme Canon nous a rappelées, et nous a grondées de ce que nous allions trop loin devant elle; nous avons marché doucement, et le vilain homme a été à son aise: Mme Canon, qui bouillait, et qui n’osait rien dire, parce qu’elle avait peur, nous a encore grondées de ce que nous allions doucement. Nous avons été vite; l’homme s’est mis entre elle et nous: elle nous a encore rappelées, suffoquée de colère, et elle l’a menacé de le faire arrêter: il lui a ri au nez; effectivement elle avait un air si comique, que Fanchette a éclaté; je me pinçais, moi, pour m’empêcher de rire, et surtout je regardais le vilain homme, qui s’est avisé de venir à moi: il m’a mise en colère, au point que je lui préparais un bon soufflet, lorsque la garde a paru. Il s’est aussitôt glissé entre deux carrosses, et nous ne l’avons plus vu. Après cela, nous en avons eu un autre plus poli, qui nous a fait de jolis compliments, surtout à Mlle Fanchette, qui me disait assez haut: «Est-ce qu’il nous connaît, ma bonne amie?» C’est qu’il disait que nous n’avions pas besoin de parure, et que nous étions adorables en déshabillé; que nous avions de l’esprit, et je ne sais combien d’autres choses. Il a beaucoup ri de ce que me disait Fanchette, à chacun de ses compliments; car Mme Canon, qui donnait le bras à la cuisinière, était à quelques pas de nous, et cet homme-ci ne faisait pas semblant de nous parler. Ce qu’il nous disait était fort singulier, lorsque nous sommes heureusement arrivées à notre porte. Il nous a regardées entrer, et je l’ai encore aperçu du balcon, qui restait en extase de l’autre côté de la rue. Cela est drôle ici! Comme on ne se connaît pas, chacun y dit ce qu’il pense, et on n’est pas retenu comme chez nous et à Au**, par une sorte de respect humain, dans la crainte que ces petits écarts ne soient sus. Il me semble, sans être philosophe, que c’est pourquoi le vice va plus tête levée ici qu’ailleurs; il n’a que le moment présent de la honte à craindre; la chose passée, la rue quittée, on est un être tout neuf, et absolument intact où l’on arrive. Cela est commode pour les malhonnêtes gens, et pour tant de filles perdues qu’il y a ici (dit-on). Vous voyez que je commence à raisonner; c’est l’air de ce pays-ci qui en est cause; et puis, quelquefois de sur notre chaise aux Tuileries , où au Palais-Royal , nous entendons des femmes philosopher , comme elles disent, et cela donne envie de les imiter. Mais je badine, et je ne sais comment cela m’est venu. Je vous attends avec impatience, et je suis avec un respectueux attachement,
Votre, etc. Je vous prie de faire tenir vous-même cette réponse à ma belle-sœur, épouse de mon frère Pierre: parce que je voudrais qu’elle fût sûrement remise, et en secret.
À sa belle-sœur Fanchon.
[Voilà qu’elle lui parle, comme elle pense: elle a déjà fait bien du chemin!].
Je te remercie, très chère bonne amie, de ta lettre et de tes sentiments pour moi. Je me trouve ici très heureuse; et comme tu le disais, ça été un coup d’or, que Mme Parangon, ma respectable protectrice, m’ait fait partir, comme elle a fait: car, entre nous, il ne faut pas qu’on envoie à la ville, les enfants qu’on veut qui demeurent au village, les manières des villes sont trop agréables, pour qu’on puisse ensuite trouver supportables celles de la campagne; outre qu’à la ville la vie est bien plus douce, et surtout qu’on y connaît des plaisirs que rien ne peut compenser au village. Je te parle à cœur ouvert, chère petite sœur, pour te guider dans tout ce qui me concernera chez nous, et par l’espérance que j’ai que cette lettre ne sera vue de personne que de toi, et de la respectable dame qui te la fait parvenir. D’après ma façon de penser, je t’avouerai que je ne serai pas fâchée qu’on me trouve un parti; car tant qu’on est fille, on dépend de la volonté de père et mère, et il ne tient qu’à eux de rappeler leur enfant auprès d’eux. Il est certain, que les partis se trouvent à la ville plus facilement qu’au village; peut-être la corruption des mœurs en est-elle cause; on regarde ici davantage à la figure, et on sacrifie plus volontiers l’intérêt au plaisir: au lieu que chez nous, tant pis si les deux ne se trouvent pas réunis; car l’intérêt passe avant tout. Pour moi, je ne suis pas intéressée: mais j’aimerais à trouver un bon parti pour bien des raisons; c’est d’abord que je sais le plaisir que cela vous ferait à tous; ensuite, que je suis un peu orgueilleuse, un peu aimant à être parée, car la beauté est un beau présent de la divinité: ôte sa charmante figure à Mme Parangon, elle sera toujours une excellente dame, mais ce ne sera qu’une femme; au lieu que c’est une déesse, qui tient fixés sur elle les yeux et les vœux du tout ce qui la connaît, surtout d’Edmond et d’Ursule R**; qu’on t’ôte ta jolie figure, ma chère Fanchon, ton mari t’aimera encore pour tes qualités; mais te regardera-t-il avec cette admiration et ce tendre sentiment de reconnaissance envers Dieu, qui t’a donnée à lui! Et pour parler aussi un peu, de moi si je n’avais rien, rien du tout en ma faveur, Edmond aurait-il songé à me procurer tous les avantages que je lui dois, et qui sont si grands, que le seul de m’avoir donnée à Mme Parangon, vaut la vie, et plus, car c’est le bonheur? Quant à ce cher frère, il faut aussi considérer, que sa beauté donne bien du relief à ses bonnes qualités, et, je crois, lui attache ses amis: car il en a qui lui sont tout dévoués, et une protectrice, qui veut l’élever jusqu’à elle, par le don d’un petit trésor, que j’ai le bonheur d’avoir ici pour compagne. On peut donc légitimement avoir envie d’être belle, de plaire, et d’augmenter sa beauté: pour moi, je ne m’en fais aucun scrupule, et j’y mets tous les soins que je puis, sans nuire à mes devoirs; car je regarderais comme un mal d’y donner tout son temps, et de ne songer qu’à cela. Après t’avoir ainsi parlé, chère sœur, il convient que je te témoigne tout ce que ta lettre m’a causé d’amertume, relativement au cher Edmond, tu sais tout ce qu’il m’est: car si je dois aimer mes autres frères comme frères et comme bons amis, surtout Pierre R**, je dois aimer Edmond comme père; oui, je dois partager le sentiment filial, entre notre vénérable père, et ce frère si bon à mon égard; et telle est ma position, que plus j’aime mon frère, et plus j’aime Mme Parangon et la ville; et que plus j’aime ma protectrice et la ville, plus j’aime mon frère Edmond: ces deux sentiments rentrent l’un dans l’autre.
À présent je vais te parler de l’ami d’Edmond, ami comme il n’y en a point; je le vois par ce que tu me marques à son sujet, relativement à Laurette. Cette action de M. Gaudet, supposé qu’il ait trompé, je crois qu’on la peut excuser, en faveur de son amitié pour Edmond: car Edmond se fait aimer si bien, qu’on n’est pas toujours maître de le servir comme l’exacte justice le demande. Je te dirai, à cette occasion, que j’ai vu Laure: mais personne ne le sait, pas même Mme Canon. Nous étions sorties seules, Mlle Fanchette et moi, pour aller à l’église, Mme Canon étant indisposée; justement à la porte de Saint-Eustache , un monsieur m’a saluée par mon nom: je ne le voyais pas, à cause de ma calèche; mais sa voix ne m’était pas étrangère. Je l’ai voulu regarder, et au lieu de lui, j’ai vu Laurette devant moi, qui m’a embrassée. Elle est jolie comme un cœur, et en vérité je l’ai aimée; ce qui est une nouvelle preuve que la gentillesse est un grand avantage! Nous avons causé, mais peu, à cause du temps qui nous manquait, et les choses qu’elle m’a dites ne m’ont pas surprises, car je m’en doutais. Elle a tout à fait bonne grâce, malgré son état, et elle est très formée pour le raisonnement: je la verrai quelquefois, si Mme Parangon le trouve bon; nous nous le sommes promis; mais j’ai mis la condition que je viens de dire. Vois, pourtant, ma chère sœur, ce que c’est qu’une grande ville! Nous voilà que nous nous parlons, et que personne ne le trouve mauvais! Suppose notre village, que de discours! Il aurait fallu passer notre vie à nous regarder noir, ou nous exposer à mille désagréments. Je dois jouir dans peu du bonheur d’avoir ici Mme Parangon: écris-moi par cette occasion, qui est la plus sûre.