Lettre 73. Gaudet, à Ursule.
[Il combat la pudeur, la chasteté, toutes les vertus.].
15 septembre.
Dans le trouble et la perplexité où vous êtes, charmante Ursule, prête à prendre un parti définitif, je pense que peut-être vous pourriez vous trouver arrêtée par des considérations qui, s’opposant à vos goûts, ne feraient que vous tourmenter, sans vous empêcher de les satisfaire enfin. Mais quelle satisfaction que celle empoisonnée par le remords!… Je me crois donc obligé, à tout événement, de vous aplanir les difficultés, et en véritable ami, de vous ôter les épines qui entourent la rose du plaisir, en quelque endroit qu’elle croisse. Si vous devenez marquise, mes leçons vous serviront, pour vous venger des immanquables infidélités de votre mari: si vous ne l’êtes pas, et que vos intentions vous portent, soit à mener une vie libre, soit à vous choisir un beau jeune homme pour mari, ce que je me propose de vous dire dans cette, lettre vous tranquillisera, en vous mettant d’accord avec vous-même; ce qui de tous les avantages est le plus précieux.
La question que je vais examiner dans cette lettre est ce qu’on doit aux convenances, et même à ce qu’on nomme la pudeur, dans votre sexe.
Rien de si futile, dans le vrai, que la convenance, si importante aux yeux des sots. Définissons-la: on nomme convenance tout ce qui donne à nos actions un vernis qui les rend agréables aux autres, et fait qu’elles ne choquent en rien leurs idées, leurs préjugés, l’usage, etc. Ainsi votre mariage avec le marquis est très convenable pour vos parents et pour vos amis, qui ne voient dans cette alliance que les avantages qu’ils tireront de votre illustration: soyez heureuse ou malheureuse, c’est ce qui leur importe peu; cela n’influe en rien sur la convenance de ce mariage à leurs yeux. Pour la famille du marquis, le même mariage n’est pas dans la convenance; au contraire! Et si on venait à le contracter, ce ne serait qu’à raison de la convenance de l’enfant; mais s’il n’existait plus, toute convenance cesserait aux yeux de cette famille, et il n’y faudrait plus songer.
Après l’espoir que vous avez eu d’être marquise, toute autre alliance paraîtra hors de convenance à vos parents: et si par exemple, vous aimiez un beau jeune homme, peu fortuné, il est certain qu’ils s’opposeraient de tout leur pouvoir au dessein que vous formeriez de l’épouser; vous essuieriez à cet égard tant de tracasseries, que le plus sûr pour votre repos serait d’y renoncer. J’abandonne donc ici également les deux hypothèses de votre mariage avec le marquis, et avec un jeune amant, que vous prendriez sans fortune par inclination. Un pareil mari, à qui sa femme a fait un sort, pour l’ordinaire, est un dissipateur, qui la réduit bientôt à la misère: ce qui a sa cause non seulement dans le moral, mais dans le physique même; un homme regardant comme mal méritée la fortune, et comme mal acquis le bien qu’il tient de sa femme.
Mais j’ai une autre hypothèse favorite. C’est celle que vous resterez libre, comme vous avez commence; que vous vivrez heureuse, et faisant des heureux, qui vous paieront leurs plaisirs, en satisfaisant tous vos caprices. Le sort d’une souveraine est moins agréable que celui d’une pareille femme; elle est souveraine elle-même, et avec votre beauté, elle peut aller… à tout. En admettant cette hypothèse, que je désire qui soit la vôtre, tant pour votre avantage que pour celui de votre frère, il faut vous mettre à l’abri des préjugés de cette éducation mesquine si fatale à Edmond jusqu’à ce jour, et qui m’a donné tant de peine! De toutes les chimères de vertus auxquelles vous m’avez paru le plus attachée, jusqu’à ce jour, les deux principales ont été la pudeur et la pudicité. Ce sont aussi ces deux fantômes que je veux chasser, et bannir si loin de vous, qu’ils ne reviennent, jamais.
La pudeur n’est pas plus naturelle aux femmes, qu’aux femelles des animaux. Qu’est-ce en effet, que ce sentiment vanté, qui fait fuir une femelle, pour exciter le mâle davantage? C’est un sentiment factice, et qui l’était déjà, dès le temps d’Esacus fils de Priam, dès le temps où Daphné fuyait Apollon. Si la fuite a été naturelle, ç’a été uniquement lorsque le mâle était hideux ou d’une espèce monstrueuse et mélangée; ou d’une couleur trop différente, encore entrait-il, pour ce dernier article, déjà un peu de factice, un peu de préjugé dans la pudeur. Que faisait d’impudent, ou de mal, une femelle, qui, attaquée par un mâle qui lui plaisait, se rendait sans combat? Rien, je pense; si ce n’est que le mâle remplissait son désir plus paisiblement; qu’il n’outrait pas la jouissance, et qu’il se comportait plus physiquement. Qu’est-ce, que la pudeur de nos femmes d’aujourd’hui? Sinon l’assaisonnement du vice, dans le cas où la jouissance avec ce qu’on aime, ce qui plaît, serait un crime: pensée absurde, blasphématoire, puisqu’elle est injurieuse à la Nature. La pudeur n’est donc, en physique, qu’un être de raison, et en morale, plutôt un vice qu’une vertu, sous quelque point de vue qu’on la considère. Elle n’est qu’un moyen d’aiguiser le désir, de le porter au-delà du ton naturel des organes, et sous ce point de vue, peut-être devez-vous conserver une pudeur coquette. La pudeur, qui dit-on, nous fait porter des habits, et couvrir votre nudité, n’est pas bien nommée; c’est politique qu’il fallait dire: celle qui fait voiler le visage des vierges, n’est qu’un raffinement de luxure dans ceux qui en ont établi la loi, afin que la vierge tentât davantage ou, afin que l’homme, qui ne la peut voir qu’en l’épousant, comme à la Chine, se déterminé plus facilement à contracter le lien du mariage. La coquetterie, parmi nous, tire ses plus grands avantages de ce qui fut d’abord annexé à la pudeur: c’est par les habits qu’on embellit les formes, qu’on en crée même d’agréables; par les habits, une maigre qui blesserait nos regards et nous repousserait, paraît avoir la taille fine; au lieu d’un squelette décharné, elle ne nous fait voir, par une illusion heureuse, qu’un corps délicat, recouvert par les étoffes les plus élégantes. La coiffure, corset rassemblant, une robe bien faite, une jupe agréablement flottante, une chaussure mignonne se variant tous les jours, cela renouvelle la même femme, et la change, sans cesse (avantage infini! le changement étant dans les mets et dans les plaisirs de l’amour, le ressort le plus efficace de la nature). Ajoutez que la parure devenant l’effet des goûts factices, il arrive que lorsque les derniers sont satisfaits à un certain point, la parure excite plus que les appâts naturels. Ainsi quand la mode sera qu’on ait des hanches factices qui fassent danser la jupe en marchant qui donnent au mouvement du corps un branle lascif, alors, un homme qui aura pris vivement ce goût, en voyant une femme avec ce costume porté jusqu’au ridicule, éprouvera des désirs ardents, beaucoup plus vifs que ceux inspirés par la nature; il brûlera de les satisfaire avec celle qui sera mise ainsi. Il arrivera même de là que les laiderons qui auront ce genre de parure, l’enflammeront plus que la beauté. Un autre aime-t-il la forme moderne des chaussures de nos femmes? plus une d’entre elles aura un soulier bien pointu, un talon bien haut et bien mince, plus cet homme se passionnera; il ira jusqu’au délire, comme on en a vu… Par tout cela, vous voyez, belle Ursule, que la prétendue pudeur est une politique, ou un vice, et que sa plus grande utilité est en faveur des catins. Elle peut aussi être utile aux femmes, qui veulent conserver le goût qu’elles ont inspiré filles à leurs maris; sous ce dernier point de vue, vous en ferez usage, pour plaire davantage: mais vous n’y serez pas astreinte en esclave, comme si elle était un devoir, ou seulement une vertu.
Je passe à présent à un autre article plus important, la pudicité .
D’abord, on ne saurait disconvenir que ce que les moralistes nomment impudicité , ne soit un acte non seulement légitime, mais nécessaire. Cependant, avant d’aller plus loin, distinguons. Il y a une pudicité , qui est vertu; c’est la pudicité naturelle, qui consiste à ne pas outrer la faculté de jouir: la détruire, par un usage immodéré, c’est un crime, comme tous les autres excès, comme l’ivrognerie, la gourmandise, (vices infâmes, qui ravalent celui qui les a fort au-dessous des animaux). Mais la jouissance modérée est le plus bel apanage que la nature nous ait donné c’est le baume de la vie. Ainsi, belle Ursule, n’ayez aucun scrupule de vous y livrer en créature raisonnable, de faire un, ou même des heureux; loin d’être vile et coupable, vous serez alors une image plus parfaite de la divinité même. C’est sous ce point de vue que, la Grèce considéra Phryné, Laïs, et les autres grandes courtisanes qui se sont illustrées par le plaisir, autant que les héros par la vertu. Mais remarquez qu’elles ne s’avilissaient pas comme une Cléopâtre, comme une Messaline, en portant à l’excès, et au-delà des bornes le don de leurs faveurs. Nos prostituées de Paris, sont pour la plupart, de viles, d’exécrables créatures, non par leur état, mais par la manière infâme, dont elles en remplissent les fonctions. Soyez Laïs, soyez Phryné, Ursule, ou cette Flora des Romains, autrement Acca-Laurentia, à laquelle ils élevèrent des autels, tandis que Lucrèce n’en a jamais obtenus. Mais ne soyez pas Messaline, ne faites pas du plus beau des états, un vil, un infâme métier; n’y outragez pas la nature, mais prêtresse fidèle, embellissez-la par la volupté; c’est tout ce qui vous est permis. Votre honneur et la conservation de vos charmes y sont intéressés vous devez être avare de vos faveurs comme une prude, à proportion de ce qu’elles valent et de ce que vous perdriez, en fanant trop tôt vos appâts.
C’est en prenant des idées saines sur la pudicité, que vous vous garantirez de ce triste sentiment qui met souvent aux abois votre pauvre cher frère, et qui empoisonne tous ses plaisirs par le remords; tâchons que les vôtres soient purs, et pour cela mettez-vous bien dans l’esprit que la vraie chasteté n’est pas le célibat, mais cette jouissance modérée, que les femmes grecques demandent à Vénus, dans l’Iphigénie d’Euripide. Par exemple, pour ce qui me regarde, je suis sûr que vous avez quelquefois eu de monstrueuses idées à mon sujet. Mais examinons les choses en elles-mêmes: j’aime Laure; elle m’est attachée, sinon fidèle. La loi par laquelle je l’aime, est la loi éternelle de la nature, qui m’a fait homme; celle qui me l’interdit, est une loi humaine, folle, injurieuse à la divinité: voilà pourquoi je la brave; sans cela, ayez assez bonne opinion de moi, pour croire que je l’observerais. Je ne fais donc qu’une action légitime; je remplis même un devoir, par des raisons secrètes, en aimant Laure; ce devoir m’obligera peut-être un jour à faire à une autre personne certaines propositions…