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Lettre 38. La même, à Laure.

[Elle lui fait le récit de son malheur.].

18 octobre.

Apprends à connaître les hommes, ma cousine; je te dois cette leçon pour tous les mouvements que tu t’es donnés à mon sujet. Voici une partie de ce que tu ignores: joins-y ce que tu sais, et envoie le tout à ma belle-sœur Fanchon.

J’étais dans un trouble inexprimable, causé par les lettres de deux personnes qui me sont chères, lorsque Mme Canon m’apporta celle de M. Gaudet. Encore une lettre, me dit-elle: cela finira sans doute aujourd’hui!) je lus cette lettre, et je ne fus pas effrayée de l’avis qu’elle contenait: je m’étais déjà promis d’employer les plus grandes précautions; mais toutes mes idées ne se portaient que sur l’exactitude à bien fermer la nuit les portes et les croisées. Un instant après vint la tienne, qui me fut donnée avec beaucoup d’humeur; ce qui fit que je la présentai à lire à la bonne dame, en lui disant que la précédente contenait un pareil avis. Je la lui remis de même. Elle secoua la tête, et dit: «Voilà un sot badinage!» Comme il faisait très beau, immédiatement après le dîner, Mme Canon proposa d’aller prendre l’air sur le boulevard, ajoutant que nous rentrerions de bonne heure, et bien avant la nuit. Nous partîmes en voiture, afin d’arriver à la promenade sans être lasses; comme nous montions en carrosse, le marquis nous aborda, et salua respectueusement Mme Canon. Il lui présentait la main pour monter; mais elle évita de la prendre. Pour moi, j’acceptai cette politesse, et pour déguiser un peu l’humeur de Mme Canon, je souris à ce traître. Mlle Fanchette en fit autant, et nous partîmes.

Mme Canon fut de très mauvaise humeur. Je l’en blâmais, insensée! elle, était plus sage que moi… Nous ne fîmes que deux ou trois tours, et ayant encore aperçu le marquis qui nous saluait, elle voulut s’en revenir. Nous n’avions pas eu la précaution de garder notre cocher: nous ne trouvâmes point de voiture; mais le pavé était si net, et nous étions si peu fatiguées d’une promenade d’une demi-heure, que nous fûmes charmées, Fanchette et moi, de nous en retourner à pied.»Nous marcherons du moins dans les rues, me disait tout bas ma jeune et chère compagne, si nous ne marchons pas au boulevard.» Nous causions ensemble, allant environ dix pas devant Mme Canon, qui tenait le bras de la cuisinière… Notre conversation nous intéressait. Je témoignais à ma jeune amie les inquiétudes que me donnaient les deux lettres que j’avais reçues avant les vôtres; elle me répondait par ses conjectures. Nous étions ainsi parvenues jusqu’à la rue des Billettes, je crois, s’en nous apercevoir du chemin, lorsque nous nous sentîmes poussées par des hommes de campagne, qui se battaient. Mlle Fanchette effrayée, fit un mouvement en arrière, du côté de Mme Canon, et m’abandonna au milieu d’eux. C’était ce qu’ils demandaient; ils ne laissèrent de libre que l’espace qui était entre un carrosse et moi: j’y ai été pour me sauver, croyant y avoir vu quelqu’un. C’est alors que deux de ces hommes m’ont enlevée de terre, et m’ont jetée dans la voiture, en me disant: «Entrez là, vous nous gênez.» J’ai cru bonnement que c’était pour se débarrasser de moi; j’ai paru céder comme si j’eusse été d’accord avec eux: cependant, j’ai fait un cri. Les deux hommes sont aussitôt montés après moi, car je n’ai trouvé personne dans la voiture; il fallait qu’on fût sorti par l’autre portière, qui était ouverte, nous avons roulé avec une rapidité que je n’ai jamais vue. J’ai voulu imposer à ces scélérats par un ton de dignité: mais ils m’ont fermé la bouche à m’étouffer, au point que je me suis évanouie. Je ne suis revenue à moi-même, qu’en descendant de voiture, dans la cour de la maison où l’on me conduisait. le me suis débattue. Le marquis s’est présenté en riant. Je l’ai reçu d’un air de courroux et de hauteur, en lui disant: «Votre conduite est indigne d’un homme de votre condition, monsieur le marquis! – je vous adore pardonnez. – Je vous pardonnerai chez Mme Canon mais ici, jamais. – Vous êtes chez votre mari: je jure sur mon honneur que vous n’en sortirez que ma femme. – Les moyens que vous choisissez ne vous réussiront pas, monsieur; jamais la violence n’a soumis le cœur d’une femme; le mien surtout se révolte contre une entreprise aussi hardie, aussi coupable que la vôtre. – Mon entreprise est criminelle, je le sais, surtout envers vous que j’adore: mais après l’éclat qu’elle va faire, il ne reste plus qu’à vous donner à moi. – Jamais, monsieur! c’est mon dernier mot.» Il s’est mis à mes genoux; je l’ai repoussé. J’ai voulu sortir. On m’a emportée dans une pièce éclairée par des bougies. L’excès de ma douleur et la frayeur où j’étais, m’ont causé un long évanouissement; et le marquis a eu la bassesse, et l’indignité… En revenant à moi, je me suis trouvée dans les bras de cet homme odieux qui me traitait comme la dernière des créatures. Mes forces m’ont encore abandonnée; car je voulais lui arracher les yeux. Je ne sais comme sont les autres hommes, mais s’ils agissent tous comme le marquis… Il appelait ses attentats des hommages; je l’entendais, sans avoir la force de parler, et ce malheureux fouillait toutes les parties de mon corps, par ces criminels hommages. Je suis restée mourante. Il s’en est enfin aperçu à n’en pouvoir douter; car je pense qu’auparavant il n’en croyait rien. Il a été obligé d’avoir recours à deux femmes à lui. Elles l’ont effrayé sans doute par ce qu’elles lui ont dit de ma situation. Il a envoyé chercher un médecin, qu’on a conduit jusqu’auprès de moi les yeux bandés. J’ai entendu qu’il disait: «Du repos; calmer son esprit, ou je ne réponds pas de sa vie.» Je n’ai plus vu alors que des femmes autour de moi, et peu à peu j’ai repris mes sens.

Le lendemain matin, je n’avais encore rien pris depuis la veille: les deux femmes m’ont pressée d’avaler quelques cordiaux, et du consommé. Je refusais. Elles ont imaginé de me menacer de faire entrer le marquis, et j’ai pris tout ce qu’elles ont voulu.

Je me suis peu à peu fortifiée pendant deux jours, sans voir mon cruel ravisseur. On me présenta une lettre de lui le second ou le troisième jour, et on me fit entendre qu’il fallait absolument la lire; j’obéis en tremblant: mais je ne pus trouver la force de faire une réponse qu’on exigeait. On me laissa tranquille; et moi-même je contribuais à me tranquilliser, en songeant que la maladie m’ôtant ce qui pouvait exciter la passion du marquis, je n’en avais plus rien à redouter! mais je me trompais. Dès qu’il crut lui-même ne plus avoir à craindre pour ma vie, il me fit donner un soir une potion calmante, disait-il, qui me procura un profond sommeil, dont il abusa: je m’éveillai dans ses bras, et s’il faut l’avouer, mes sens d’accord avec lui…

Cette circonstance ne fit qu’augmenter mon désespoir. Je l’accablai de reproches; je voulus attenter à ma vie, à la sienne; ses soumissions ne faisaient que m’irriter, et me mettre en fureur. Il s’éloigna; les femmes revinrent, me tinrent les propos les plus singuliers, par leur effronterie. Les infâmes me félicitaient. Je gardai un silence de mépris et d’indignation.

Enfin, le marquis voyant qu’après son nouvel attentat, il y avait deux jours que je n’avais pris de nourriture, il me fit offrir la liberté, si je voulais avaler quelque chose; je me laissai gagner: je pris avec indifférence ce qu’on me donna; j’aurais su que c’était du poison, que je l’aurais pris de même. Je fis sommer le marquis de me tenir sa promesse. Il vint lui-même me dire qu’il y consentait: qu’on allait m’habiller. Mais hélas! je n’eus pas la force de me remuer, et on me fit résoudre à me laisser fortifier durant quelques jours. Je demandai Mlle Fanchette, ou toi, ma cousine. Le marquis me représenta que ç’aurait été le perdre, que de divulguer un pareil secret. Il exigea en même temps de ma parole d’honneur que jamais je ne porterais de plainte contre lui. Je répondis qu’il m’avait ôté l’honneur. Il insista. Je promis tout ce qu’il voulut. Mais j’eus ensuite continuellement à me défendre de ses entreprises, et il me fit des trahisons de plus d’une espèce…

Je me rétablis enfin, assez pour me lever; et le marquis, au lieu de tenir sa parole, allait sans doute recommencer ses attentats, quand un soir, j’entendis beaucoup de bruit à la porte de ma chambre. Mes deux geôlières allèrent voir ce que c’était. Au même instant où elles ouvrirent la porte, je vis mon frère se précipiter dans la chambre, l’œil égaré. Il m’aperçut et vint se jeter dans mes bras. «Ah! mon cher Edmond!» je ne dis que ce mot, et je m’évanouis… En revenant à moi-même, je vis M. Gaudet et Mme Canon: on me donna tous les secours qu’exigeait mon état, et on attendit que je fusse remise de cet assaut pour me transporter. Je n’avouai mon malheur à mon frère, qu’à mon arrivée chez Mme Canon. Ô Dieu! quelle fureur! Il me repoussa de ses bras! un instant après, il vint sur moi fondant en larmes. La fureur recommençait bientôt. Il fit le serment de me venger, dût-il y périr… Ah! puisse-t-il ne me pas venger!

Voilà ma triste aventure! Elle ne fait pas honneur aux sentiments du marquis de ***! Adieu, ma cousine. Crains tous les hommes: j’aurais juré que le marquis était honnête.

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