«Ce nouvel attentat m’a cruellement irritée… J’ai entendu venir quelqu’un. Edmond s’est caché: c’était mon… Je l’avouerai l’excès de ma honte m’a fait évanouir, en voyant l’offense. Revenue à moi-même, je ne me connaissais plus, j’ai dit quelques extravagances, sans doute: on m’a crue folle. Mais je n’étais qu’accablée de douleur, d’avoir perdu… hélas! toute la douceur de ma vie, que j’attendais d’Edmond… J’ai laissé croire de moi tout ce qu’on a voulu; je n’ai pas été fâchée d’effrayer le coupable, par l’idée qu’il aurait de ma situation; et comme il ne se croirait pas entendu, de lire dans son cœur pour voir s’il y avait des remords. Il y en a eu, ma chère Ursule. Il m’a juré que jamais il n’entreprendrait rien contre ma vertu; il en a fait le serment à Dieu même. Mais j’avais moi-même excité ces remords. Comme il me croyait en délire, lorsqu’il venait auprès de moi, je voyais son abattement: j’en ai été touchée; mais pour creuser l’impression, j’affectais les plus grands écarts du délire. Ensuite, je lui prenais les mains; je les baisais, je le suppliais de m’épargner… effet de ces scènes répétées était terrible sur lui. J’y ai mis le comble, en paraissant recouvrer ma raison: mon premier mot a été de le bannir sévèrement de ma présence!… Oh! que cet ordre m’a coûté!… mais il le fallait… Il ne m’a plus revue seul: mais il revenait avec tous ceux qui entraient auprès de moi, et sans oser me parler, il était le plus empressé à me rendre tous les, services que ma situation exigeait.
«Je me suis rétablie. Fidèle à mes résolutions, je n’ai plus souffert qu’Edmond m’approchât, et quelque peine que me causât cette privation, elle devait être éternelle. Je voyais sa douleur, son désespoir. J’entendais souvent les discours, qu’il tenait seul: il voulait me fuir, et ne le pouvait pas, s’écriait-il. J’ai cru devoir le calmer, par une lettre que voici:
Celle que vous avez si cruellement outragée, ne vous évite, Edmond, ni par haine, ni par rancune: c’est par raison et par devoir. Elle vous évitera toujours. Vous l’avez voulu!… son bonheur vous était à charge, peut-être sa vie… La dernière échappe au danger, mais l’autre est perdu pour toujours. N’aggravez pas sa peine! c’est l’offensée, qui vous prie de ne pas tant vous occuper de votre crime, que des moyens efficaces de le réparer, par une conduite sans reproche; nous nous sommes perdus, Edmond: plus de confiance, où il n’y a plus d’innocence, plus de douceur, plus d’amitié; tout est détruit, tout est éteint; il ne reste plus que le vice!… J’ai mérité mon sort. Mais tel est mon cœur, que si je pouvais encore vous rendre heureux par la vertu, je le ferais. Mais je sens que je ne le puis plus… Vous avez tout renversé!… Vous êtes le plus coupable des hommes, et… Je suis votre complice!… Edmond, voilà votre crime le plus grand! Vous avez commis un forfait que les lois punissent du dernier supplice, et non seulement, vous m’en avez rendue l’objet et la victime, mais vous avez fait de moi votre complice!… Ingrat, vous m’avez ôté mon innocence, pour prix de la tendre amitié que je vous portais, et que… je ne saurais étouffer, vous m’avez avilie au rang des plus méprisables créatures en faisant retomber sur ma tête, toutes mes faiblesses passées!… Était-ce à vous de m’en punir, vous qui en étiez l’objet!… Mon cousin! jetez un coup d’œil sur votre conduite: envisagez-la de sang-froid, et jugez-vous… Ne perdez cependant pas courage; réparez votre faute, et secondez mes résolutions: elles sont de ne jamais vous voir tête à tête et de vous aimer comme auparavant… Bon Dieu! que fais-je? Ma lettre était commencée, pour vous parler comme le doit une femme, que vous avez… déshonorée… et je finis comme une faible amante!… Je m’en punirai.
Après avoir écrit cette lettre, je la déchirai, ne trouvant pas qu’il fût à propos de l’envoyer; mais je ne la brûlai pas, n’ayant pas en ce moment de feu dans ma chambre, à cause de la saison. Toinette entra, qui m’ayant distraite par quelque chose, me la fit oublier. Je sortis avec elle. À mon retour, je la cherchai, et ne la retrouvai plus. J’en étais dans la plus grande inquiétude, quand ayant ouvert une commode où je serrais mes chaussures, je trouvai deux choses qui m’étonnèrent infiniment. C’était ma lettre, et la réponse, placées dans une paire de souliers de droguet blanc, que j’avais le jour… de mon malheur. Je les pris, et j’aperçus en même temps les traces d’un égarement fougueux… Je lus la réponse, que voici:
Je me conforme, ma Divinité, aux ordres que vous m’avez donnés, et que vos yeux ont la cruauté de me répéter chaque jour: mais du moins, lorsque vous êtes sortie, ne peut-il m’être permis de venir dans le temple que vous habitez? Oui, j’y viens, et j’y rends hommage à ce qui m’est la chose la plus sacrée, après vous, votre parure: elle a un charme céleste, qu’elle tient de vous… J’ai trouvé ce billet déchiré dans votre cheminée; je l’ai lu; j’y réponds; mais je n’ose le garder; je vous le remets, puisqu’il n’était plus destiné à m’être envoyé. Cependant, vous vous êtes occupée de moi! oh! cette idée est le premier plaisir que j’éprouve depuis longtemps! Elle a ouvert mon cœur à un sentiment inépuisable de tendresse, et j’ai prodigué mes adorations à tout ce qui vous touche!… Oui, si j’en étais le maître, je changerais mon sort, avec celui de ces choses inanimées; je m’anéantirais; mais ce serait à votre service, et l’anéantissement serait un bonheur! Femme adorée! soyez cruelle, j’y consens laissez vous adorer, du moins en votre absence! ne m’interdisez pas ce faible soulagement à ma douleur, à mes regrets… Vous m’aimez! ah! que me faut-il donc à présent pour être heureux?… Votre bonheur: voilà ce qui manque au mien… Ne croyez pas cesser jamais d’être ma divinité vous la serez seule, j’en fais le serment! Vous êtes à moi, et je suis à vous rien ne pourra plus rompre le nœud qui nous lie, que la mort. J’en jure par vous-même. Adieu, ma céleste amie. Vous vous débattrez en vain: je vous tiens liée à mon sort… Adieu. C’est de l’amour que j’ai pour vous, pour vous seule; je n’en eus jamais que pour vous; toutes les autres n’ont eu que des désirs; vous, vous seule avez eu de l’amour, je le sens, je vous le jure; il sera éternel: crime ou non crime, je vous adore, je vous adorerais la foudre prête à partir, la terre prête à s’entrouvrir sous mes pas… Ah! grand Dieu! j’ai vu le bonheur, et je me suis dit «Il est inaccessible!» Ce n’est pas vous arracher des faveurs, qu’il me faut: c’est vous posséder, n’être qu’une âme avec vous, confondre la mienne dans la vôtre, vous tenir enlacée, vous regarder, et me dire: «Elle est à elle est ma femme!» Voilà, voilà ce qu’il nie fallait!… Dieu! quel supplice j’éprouve! je brûle d’amour, d’impatience, de désespoir et de rage!… Adieu, Colette… Tu m’es cruelle, je t’en remercie: ne t’avise pas de te radoucir! au lieu de satisfaire ma passion, tu ne ferais, que l’irriter. Après une faveur, j’en voudrais une autre; après t’avoir possédée, je te voudrais avoir seul; je voudrais t’enlever à toute la nature, t’envelopper dans mon existence, pour que tu ne fusses plus que pour moi, qu’aucun œil mortel ne te vît que moi; je te tourmenterais, en t’adorant; je te rendrais esclave, en te traitant en déesse: la passion que tu m’inspires est un délire, une frénésie… Oui, j’aimerais mieux te poignarder, que de te voir à un autre… Je quitte cette idée. Si tu en aimais un autre, toi, moi, lui, nous n’existerions pas un instant après cette fatale découverte!…
Adieu, ma Divinité.
«En cet endroit, j’ai interrompu mon amie.»Ah Dieu! quel emportement! me suis-je écriée. Quoi! c’est ainsi qu’il aime! je ne m’étonne plus!… Ma charmante amie, il faut lui pardonner!».
«Eh! que veux-tu que je lui pardonne! ne m’en ôte-t-il pas les moyens!… Je ne pus lire cette étrange lettre, sans une vive émotion! Si je l’avais eu lue avant mon malheur, il ne serait jamais arrivé; elle m’apprenait à quel homme j’avais affaire et je me rappelai ce que votre père m’avait dit à V ***, qu’Edmond était emporté; mais je ne croyais pas que je dusse l’éprouver, et que ce fût à cet excès. Je continuai donc de l’éviter, jusqu’au jour fatal… Ma chère, fille, ton malheur me fit oublier, et ton frère, et mes remords, et son caractère violent, et sa fougue impétueuse. La lettre de ma tante à la main, je courus à lui: et comment l’abordai-je? La larme à l’œil, inclinée, suppliante, avant de lui montrer la lettre, j’adoucis le coup. Mon premier mouvement, en sortant de ma chambre, avait été de lui dire: «Tenez, Edmond, voilà quelle suite le Ciel donne à votre crime!» Je changeai bien d’avis durant les vingt pas que j’avais à faire!… La douleur et la honte me serrèrent le cœur, et il me vit presque à ses genoux, le prier de se calmer. Je lui baisais les mains!… surpris, confondu, effrayé même, il se lève précipitamment, et se jette à mes pieds.»Qu’est-ce; qu’y a-t-il?… J’atteste le Ciel… Ma cousine! non, rien ne m’est échappé… D’où vient ce trouble?… Ah! je meurs du plus affreux des supplices! Parlez!…, je lui donnai la lettre. Il rougit, il pâlit. Il se leva; mit la lettre en pièces; me poussa hors de son passage, sans me parler, et descendit. Il revint un instant après. «Pardon, pardon, ma cousine!… Ah! je suis au désespoir!… Courons, allons la délivrer! poignarder l’infâme…» J’ai soupiré profondément. Il m’a regardée, s’est écrié: «Ah! c’est moi, c’est mon crime, qui perd ma sœur!… Mais le traître n’est pas celui que j’ai offensé… Me punisse le Ciel après, s’il le veut, mais l’univers entier ne m’empêchera pas de lui arracher l’âme…» Je tâchais de le calmer. Tantôt il m’écoutait; tantôt il me repoussait comme un être inanimé, il s’élançait pour courir; cette agitation cruelle dura longtemps. Mais enfin il se calma un peu. Dans ce nouvel état, quoique plus tranquille, il ne brûlait que plus ardemment de la soif de la vengeance: sa tendresse pour toi se manifestait dans tous ses propos; l’honneur, dont son âme est pleine (quoiqu’il ne l’eût pas empêché… mais les passions sont inconséquentes!) l’honneur ne lui permettait pas d’envisager un instant les périls auxquels la vengeance l’exposait. Nous partîmes en poste deux heures après avoir reçu la lettre, ensemble; j’étais à côté, presque dans les bras de ce même homme que j’avais juré de ne plus voir tête à tête; le jour, la nuit même, rien ne m’effrayait. Effectivement, il n’y avait rien à craindre; Edmond ne voyait qu’Ursule, il ne me parlait que d’elle; il brûlait d’être à Paris. Un seul instant, très court, fut donné à ses sentiments. Ce fut en approchant de cette ville, et lorsque nous l’aperçûmes – «Voilà donc où je brûle d’arriver!» s’écria-t-il. Et se tournant aussitôt de mon côté: «Hélas! dans une autre circonstance, que j’aurais craint l’instant qui doit m’ôter d’auprès de vous! qui doit me priver de la moitié la plus chère de moi-même! Quoi! je désire cet instant! Ah! je le vois bien à présent, l’accident cruel qui m’enlève ma sœur, me prive aussi du jugement et de la raison!» Ses larmes coulèrent aussitôt avec abondance, et il me baisa la main. Il la retint quelques instants, quoique je la voulusse retirer, les yeux fixes, et sans rien regarder. Ensuite il me la rejeta, comme avec horreur, et ne me parla plus, jusqu’à notre arrivée.