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D’abord, tout de suite que M. le marquis et M. le conseiller furent mariés, notre père dit: «Il faut qu’Ursule s’en revienne; elle n’a plus que faire là.» Mais il ne dit pas qu’on vous l’écrivît. Bien du temps par après, on entendit comme un bruit, que vous étiez la maîtresse du marquis. Mais ce bruit tomba, par la vérité qui se sut, on ne sait comment, qu’il vous traitait avec considération à cause de votre fils, et nous n’en baissions pas la tête. Tout ça alla un peu de temps assez bien; si ce n’est qu’il passa par V***, un monsieur qui dit qu’il y avait une jolie fille de S** bien pimpante à Paris, qui avait plus de diamants qu’une duchesse, et que tout le monde admirait. Il n’en dit pas davantage, et on ne savait ici si c’était louange ou blâme. Mais cependant notre père se mit fort en colère, disant que vous aviez donc les pompes de Satan, auxquelles vous aviez renoncé au baptême, et que bientôt vous auriez ses œuvres, si vous ne les aviez déjà. Et il en chargea mon mari de vous écrire de revenir aussitôt la lettre vue. Et mon mari vous écrivit à l’adresse de la bonne dame Canon, laquelle renvoya la lettre à mon mari, disant que vous étiez une fille perdue, et qu’elle ne savait où vous trouver; que vous vous étiez fait mettre au Catalogue d’Opéra ; ce qui ôtait sur vous tout pouvoir à père et à mère. Cette nouvelle fit entrer notre père dans la colère la plus terrible, et il disait: «Qu’est-ce que c’est que le Catalogue d’Opéra qui ôte tout pouvoir à père et à mère? Ça ne peut être en pays chrétien, et je me moque d’Opéra , à qui je répondrai comme il faut, quand il serait le diable: ce qu’il doit être, si ça est vrai.» Et ayant fait lui-même un voyage à Au**, pour y voir Mme Parangon, conduit pourtant par mon mari, cette dame ne sut bonnement que dire, si ce n’est que vous ne lui aviez pas fait réponse; et deux larmes qu’elle tâchait de cacher, l’ayant trahie, notre père voulut s’en revenir tout de suite. Et arrivé qu’il fut à la maison, devant nous tous il prononça ces terribles paroles: «Maudite soit la fille qui fait baisser les yeux à sa mère, et fait montrer au doigt son père, en disant: – Voilà le père et la mère d’une catin. Je lui donne ma malédiction, et le Ciel la punisse comme elle le mérite. Exaucez, ô mon Dieu, un père dont le cœur est navré de douleur, par une fille dénaturée, et que le nom d’Ursule devienne une honte à jamais pour celle qui l’a profané!» Et notre pauvre mère tremblante, est tombée à ses genoux, en lui disant: Mon mari et mon seigneur, est-il bien possible que vous maudissiez le fruit de mes entrailles, que j’ai porté dans mon flanc! et suis-je donc maudite aussi? – Non! non! Relevez-vous, femme; je ne maudis pas ce que Dieu a béni, et nous l’avons été ensemble au jour de notre mariage, encore heureux, puisqu’il me reste de bons enfants!» Et il a tendu les bras à ses autres enfants, en leur disant: «Consolez votre mère; car la voilà navrée, et la malheureuse, qui m’a navré, la navre aussi, pour qu’elle soit doublement parricide… Ma femme, votre fille est perdue: voulez-vous que je soutienne le vice? je la retranche de votre sein et de notre famille, afin qu’en la vouant à la céleste vengeance qu’elle a provoquée, je garantisse des têtes innocentes, nos bons enfants d’ici, nos petits-enfants, encore vêtus de la robe blanche… – Oh! oh! a dit notre pauvre mère, est-ce avec mon sang qu’il faut apaiser colère du Ciel, et devez-vous sacrifier ma pauvre fille!… Pauvre Ursule! te voilà immolée à tes frères et sœurs; mais pas un ne voudra de l’immolation!…» Et tous nous avons crié: «Non, non, ma mère, nous n’en voulons pas! et s’il faut qu’elle soit punie, partageons entre nous sa peine, et que la malédiction paternelle s’amoindrisse, en nous frappant tous, nous et nos enfants!» Et notre père, les larmes aux yeux a dit: «Elle vous frappera donc, car une voix secrète me le dit… Ô mes enfants! mes chers enfants! vous méritiez un meilleur sort! Et c’est moi qui ai voulu mettre à la ville Edmond et Ursule: que je sois frappé seul, s’il se peut!… Frappe, mon Seigneur, frappe le père coupable mais épargne les enfants!» Et tous à genoux, nous avons crié à la fois: «Eh! non, non! mon Dieu! frappez-nous, frappez-nous; mais épargnez votre image!» Cette affection de ses enfants les uns pour les autres et pour lui calma un peu notre bon père, et les larmes lui ruisselèrent des yeux, en lisant le chapitre de la Bible, où les Israélites pleurent la tribu de Benjamin qu’ils avaient massacrée, disant: «Hélas! hélas! il y a une tribu de moins en Israël!» et notre bon père s’arrêta là suffoqué, si bien qu’il interrompit la lecture, et ferma le saint livre. Et depuis ce moment, il parut toujours affligé. Mais ce fut bien pis quelque temps par après, quand nous reçûmes la malheureuse lettre, qui nous apprenait que vous étiez mariée à un porteur d’eau! Notre pauvre père en fut à son tour immobile comme une pierre; et il dit à notre bonne mère: Voilà que je l’ai maudite, et le Seigneur l’a ratifié. – Ô mon mari! vous l’aviez démaudie!» Notre père secoua la tête, et s’en alla se promener seul dans l’enclos soupirant; et on le voyait de temps en temps, porter vers le Ciel ses regards et ses mains. Et notre pauvre bonne mère, elle, était à genoux pleurant, et récitant des prières. Et notre père étant revenu, il dit à notre mère: «Ma femme, appelez votre fils aîné.» Lequel vint aussitôt qu’il entendit la faible voix de sa mère. Et notre père lui dit: «Écris à Edmond: car par aventure nous donnera-t-il quelque consolation.» Et mon mari écrivit à notre frère. Et voilà qu’Edmond répondit par deux si terribles lettres, que mon pauvre homme ne les osa montrer: mais il dit que vous étiez perdue de fait, et que notre frère ne savait où vous étiez. Notre père supporta mieux ça que le déshonneur, et il dit: «Je la pleurerai morte du moins!» Mais notre pauvre mère, pas si forte, tomba comme en langueur. Et mon mari, un jour, croyant que notre père pourrait soutenir la lecture des lettres d’Edmond, il la lui fit, avec sa réponse. Et notre père bondit (car vous savez qu’il est vif), en entendant le récit de la fureur d’Edmond; et au lieu de colère contre lui, il dit: «Il a bien fait! et j’aime son désespoir; c’est moi, c’est moi qu’Edmond!…» Et ayant lu quelle lettre son fils-aîné écrivait à son frère, il ajouta: «Mais voilà mon sage et respectable père. Dieu te bénisse, mon fils; car tu vaux mieux que moi, comme disait Saül à David, par lequel il avait été épargné dans la caverne. Et tu n’as pas été voir ton frère, comme tu le marquais? – Pardonnez, mon père. Car j’ai fait mes informations à Mme Parangon, laquelle en a fait à son ami dangereux, lequel le pleurait lui-même, ne sachant ce qu’il était devenu. Et j’allai en deux jours jusqu’à Paris, où je ne trouvai personne, à qui m’informer.» Et depuis ce moment notre père nous demandait souvent, à mon mari et à moi, si nous avions des nouvelles? Mais nous n’en avions pas à lui donner; car Edmond a été jusqu’à présent sans nous écrire depuis ces deux lettres, et nous n’en avons eu de nouvelles que par vous. Aussi votre dernière ligne d’Edmond a-t-elle causé une joie universelle, au milieu même des larmes de douleur. Et voilà encore un article de ma lettre terminé, très chère sœur. Il ne m’en reste plus qu’un.

C’est que tout aussitôt que nous avons eu ces nouvelles, par votre lettre, mon mari, avec la permission de notre père, a bien vite été les porter à la chère dame Parangon; car il était dit, entre cette bonne dame et nous, que le premier qui aurait des nouvelles, les ferait savoir à l’autre. Si bien que mon mari y a été. Et en entrant, il l’a trouvée avec une petite fille jolie comme la mère, à laquelle elle montrait à lire. Et en voyant mon mari, elle a dit à l’enfant: «Allez embrasser cet honnête et digne homme, car vous l’aimerez bien un jour.» Et la jolie enfant est venue embrasser et faire ses petites caresses à mon pauvre homme, avant qu’il ouvrît la bouche. Puis il a dit: «Madame, il y a des nouvelles. – Il y a des nouvelles! ô bon Pierre! – Mais je ne sais, madame, vu votre bonne et belle âme à notre égard, si je vous les dois montrer? – Montrez, montrez, mon cher Pierre!… Et de qui sont-elles? – De tous deux, madame. – De tous deux!…» Et la bonne dame, demi renversée sur sa chaise, et les yeux fermés, a semblé se trouver mal; elle a pourtant dit: «Ils vivent? – Ils vivent, chère madame. – Ce mot me rassure: donnez, je vous en prie?» Et il lui a donné votre lettre. Et elle l’a lue, mais par pauses, fondante en larmes, et n’y pouvant quasi voir. Et quand elle a eu lu Edmond me vient voir quelquefois, elle s’est écriée: «Ô! les cruels! ils m’ont oubliée! tous deux! tous deux!… Mais cette infortunée Ursule!… Mon cher Pierre! il ne faut pas montrer cet objet de douleur à vos pauvres père et mère: c’est moi qui l’irai chercher. Je sais donc où elle est enfin!… Allons, dînons, et je vais tout préparer pour mon départ.» Et c’est elle, très chère sœur, qui vous remettra cette lettre; car mon mari retourne aujourd’hui lui porter le plein pouvoir de nos père et mère.

Je suis, etc.

FANCHON BERTHIER, femme PIERRE R**.

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