Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

Il n'y avait presque rien, deux ou trois griffures d'encre et pourtant, on la voyait papillonner des cils avec une certaine langueur nostalgique, avec la cruelle nonchalance de celles qui se savent encore désirables... Petites Ava Gardner de Bois-Colombes, petites femmes fatales rincées au Réjécolor...

Six minuscules traits pour dire tout cela ... Comment faisait-il ?

Camille reposa cette merveille en songeant que le monde était séparé en deux catégories : ceux qui comprenaient les dessins de Sempé et ceux qui ne les comprenaient pas. Si naïve et manichéenne qu'elle pût paraître, cette théorie lui semblait tout à fait pertinente. Pour prendre un exemple, elle connaissait une personne qui, à chaque fois qu'elle feuilletait un Paris-Match et avisait l'une de ces saynètes, ne pouvait s'empêcher de se ridiculiser : « Je ne vois vraiment pas ce qu'il y a de drôle là-dedans... Il faudra que quelqu'un m'explique un jour où l'on doit rire... » Pas de chance, cette personne était sa mère. Non... Pas de chance...

En se dirigeant vers les caisses, elle croisa le regard de Vuillard. Là encore, ce n'était pas une expression : il la regardait, elle. Avec douceur.

Autoportrait à la canne et au canotier... Elle connaissait ce tableau mais n'avait jamais vu de reproduction aussi grande. C'était la couverture d'un énorme catalogue. Ainsi donc, il y avait une exposition en ce moment ? Mais où ?

— Au Grand Palais, lui confirma l'un des vendeurs.

— Ah?

C'était étrange comme coïncidence... Elle n'avait cessé de penser à lui ces dernières semaines... Sa chambre aux tentures surchargées, le châle sur la méridienne, les coussins brodés, les tapis qui s'enchevêtraient et la lumière tamisée des lampes... Plus d'une fois, elle s'était fait cette réflexion, qu'elle avait l'impression de se trouver à l'intérieur d'une toile de Vuillard... Ce même sentiment de ventre chaud, de cocon, atemporel, rassurant, étouffant, oppressant aussi...

Elle feuilleta l'exemplaire de démonstration et fut reprise d'une crise d'admirationnite aiguë. C'était si beau... Si beau... Cette femme de dos qui ouvrait une porte... Son corsage rose, son long fourreau noir et ce déhanché parfait... Comment avait-il pu rendre ce mouvement ? Le léger déhanché d'une femme élégante vue de dos ?

En n'employant rien d'autre qu'un peu de couleur noire ?

Comment ce miracle était-il possible ?

Plus les éléments employés sont purs, plus l'œuvre est pure. En peinture, il y a deux moyens d'expression, la forme et la couleur, plus les couleurs sont pures plus pure est la beauté de l'œuvre...

Des extraits de son journal égrenaient les commentaires.

Sa sœur endormie, la nuque de Misia Sert, les nourrices dans les squares, les motifs des robes des fillettes, le portrait de Mallarmé à la mine de plomb, les études pour celui d'Yvonne Printemps, ce gentil minois carnassier, les pages griffonnées de son agenda, le sourire de Lucie Belin, sa petite amie... Figer un sourire, c'est totalement impossible et pourtant lui, il y était parvenu... Depuis presque un siècle, alors que nous venons de l'interrompre dans sa lecture, cette jeune femme nous sourit tendrement et semble nous dire : « Ah, c'est toi ? » dans un mouvement de nuque un peu las...

Et cette petite toile, là, elle ne la connaissait pas... Ce n'est pas une toile d'ailleurs, c'est un carton... L'oie... C'est génial, ce truc... Quatre bonshommes dont deux en tenue de soirée et coiffés de chapeaux hauts-de-forme qui essayaient d'attraper une oie moqueuse... Ces masses de couleurs, la brutalité des contrastes, l'incohérence des perspectives... Oh ! comme il avait dû s'amuser ce jour-là !

Une bonne heure et un torticolis plus tard, elle finit par lever le nez et regarda le prix : aïe, cinquante-neuf euros... Non. Ce n'était pas raisonnable. Le mois prochain peut-être... Pour elle, elle avait déjà une autre idée : un morceau de musique qu'elle avait entendu sur Fip l'autre matin en balayant la cuisine.

Gestes ancestraux, balai paléolithique et carrelage tout esquinté, elle ronchonnait entre deux cabochons quand la voix d'une soprano était venue lui décoller, un à un, tous les poils des avant-bras. Elle s'était approchée de l'animatrice en retenant sa respiration : Nisi Dominus, Vivaldi, Vespri Solenni per la Festa dell'Assunzione di Maria Vergine...

Bon, assez rêvé, assez bavé, assez dépensé, il était temps d'aller travailler...

Ce fut plus long ce soir-là à cause de l'arbre de Noël organisé par le comité d'entreprise de l'une des sociétés dont elles avaient la charge. Josy secoua la tête de désapprobation en avisant tout le bordel et Mamadou récupéra des dizaines de mandarines et des mini-viennoiseries pour ses enfants. Elles ratèrent toutes le dernier métro mais ce n'était pas grave : Touclean leur payait le taxi à toutes ! Byzance ! Chacune choisit son chauffeur en gloussant et elles se souhaitèrent un joyeux Noël en avance puisque seules Camille et Samia s'étaient inscrites pour le 24.

12

Le lendemain, dimanche, Camille déjeuna chez les Kessler. Impossible d'y couper. Ils n'étaient que tous les trois et la conversation fut plutôt gaie. Pas de questions délicates, pas de réponses ambiguës, pas de silences gênés. Une vraie trêve de Noël. Ah si ! à un moment, quand Mathilde s'inquiéta de ses conditions de survie dans leur chambre de bonne, Camille dut mentir un peu. Elle ne voulait pas évoquer son déménagement. Pas encore... Méfiance... Le petit roquet n'était pas tout à fait parti et un psychodrame pouvait bien en cacher un autre...

En soupesant son cadeau, elle assura :

— Je sais ce que c'est...

— Non.

— Si!

— Vas-y alors, dis-le... Qu'est-ce que c'est ?

Le paquet était emballé avec du papier kraft. Camille défit le bolduc, le posa bien à plat devant elle et sortit son critérium.

Pierre buvait du petit-lait. Si seulement elle pouvait s'y remettre cette bourrique...

Quand elle eut fini, elle retourna son dessin vers lui : le canotier, la barbe rousse, les yeux comme deux gros boutons de culotte, la veste sombre, l'encadrement de la porte et le pommeau vrillé, c'était exactement comme si elle venait de décalquer la couverture.

Pierre mit un moment avant de comprendre :

— Comment tu as fait ?

— J'ai passé plus d'une heure, hier, à le regarder...

— Tu l'as déjà ?

— Non.

— Ouf...

Puis:

— Tu t'y es remise ?

— Un peu...

— Comme ça ? fit-il en indiquant le portrait d'Edouard Vuillard, encore le petit chien savant ?

— Non, non... Je... Je remplis des carnets... enfin presque rien... Des petites choses, quoi...

— Tu t'amuses au moins ?

— Oui.

Il frétillait :

— Aaah parfait... Tu me montres ?

— Non.

— Et comment va ta maman ? coupa la très diplomate Mathilde. Toujours au bord du gouffre ?

— Au fond plutôt...

— Alors c'est que tout va bien, n'est-ce pas ?

— Parfaitement bien, sourit Camille.

Ils passèrent le reste de la soirée à pérorer peinture. Pierre commenta le travail de Vuillard, chercha des affinités, établit des parallèles et se perdit dans d'interminables digressions. Plusieurs fois, il. se leva pour aller chercher dans sa bibliothèque les preuves de sa perspicacité et, au bout d'un moment, Camille dut s'asseoir tout au bout du canapé pour laisser sa place à Maurice (Denis), à Pierre (Bonnard), à Félix (Vallotton) et à Henri (de Toulouse-Lautrec).

Comme marchand, il était pénible, mais comme amateur éclairé, c'était un vrai bonheur. Bien sûr, il disait des bêtises — et qui n'en disait pas en matière d'art ? — mais il les disait bien. Mathilde bâillait et Camille finissait la bouteille de Champagne. Piano ma

sano.

Quand son visage eut presque disparu derrière les volutes de son cigare, il lui proposa de la raccompagner en voiture. Elle refusa. Elle avait trop mangé et une longue marche s'imposait.

33
{"b":"104392","o":1}