DEUXIÈME PARTIE
1
— T'as deux minutes, là ? Faut qu'on se parle...
Philibert prenait toujours du chocolat au petit déjeuner et son plaisir, c'était d'éteindre le gaz juste avant que le lait déborde. Plus qu'un rite ou une manie, c'était sa petite victoire quotidienne. Son exploit, son invisible triomphe. Le lait retombait et la journée pouvait commencer : il maîtrisait la situation.
Mais ce matin-là, déconcerté, agressé même, par le ton de son colocataire, il tourna le mauvais brûleur. Le lait se carapata et une odeur déplaisante envahit soudain la pièce.
— Pardon ?
— Je dis : il faut qu'on se parle.
— Parlons, répondit calmement Philibert en mettant sa casserole à tremper, je t'écoute...
— Elle est là pour combien de temps ?
— Plaît-il ?
— Oh, ne fais pas ton malin, hein ? Ta souris ? Elle est là pour combien de temps ?
— Aussi longtemps qu'elle le souhaitera...
— T'en pinces pour elle, c'est ça ?
— Non.
— Menteur. Je le vois bien ton petit manège... Tes belles manières, tes airs de châtelain et tout ça...
— Tu es jaloux ?
— Putain, non ! Manquerait plus que ça ! Moi, jaloux d'un tas d'os ? Hé, y a pas marqué L'abbé Pierre, là ! fit-il en désignant son front.
— Pas jaloux de moi, jaloux d'elle. Peut-être que tu te sens un peu à l'étroit ici et que tu n'as pas envie de pousser ton verre à dents de quelques centimètres sur la droite ?
— Alors, là, tout de suite... Les grandes phrases... À chaque fois que t'ouvres le bec, c'est comme si tes mots devaient rester écrits quelque part tellement qu'y sonnent bien...
— ...
— Attends, je le sais que t'es chez toi, je le sais bien, va... C'est pas ça le problème. T'invites qui tu veux, t'héberges qui tu veux, tu fais même les restos du cœur si ça te chante, mais merde, je sais pas moi... On faisait une bonne petite équipe tous les deux, non ?
— Tu trouves ?
— Ouais je trouve. D'accord j'ai mon caractère et toi t'as toutes tes obsessions débiles, tes trucs là, tes TOC, mais dans l'ensemble, ça roulait bien jusqu'à aujourd'hui...
— Et pourquoi les choses changeraient-elles ?
— Pfff... On voit bien que tu connais pas les nanas, toi... Attention, je dis pas ça pour te blesser, hein ? Mais c'est vrai, quoi... Tu mets une fille quelque part et tout de suite c'est le bordel, vieux... Tout se complique, tout devient chiant et même les meilleurs potes finissent par se faire la gueule, tu sais... Pourquoi tu ricanes, là ?
— Parce que tu t'exprimes comme... Comme un cow-boy... Je ne savais pas que j'étais ton... ton pote.
— OK, je laisse tomber. Je pense juste que t'aurais pu m'en parler avant, c'est tout.
— J'allais t'en parler.
— Quand ?
— Là, maintenant, au-dessus de mon bol, si tu m'avais laissé le temps de me le préparer...
— Je m'excuse... Enfin non, merde, je peux pas m'excuser tout seul, c'est ça ?
— Tout à fait.
— Tu pars bosser, là ?
— Oui.
— Moi aussi. Allez viens. Je te paye un chocolat en bas...
Alors qu'ils étaient déjà dans la cour, Franck sortit sa dernière cartouche :
— En plus, on sait même pas qui c'est... On sait même pas d'où elle sort, cette fille-là...
— Je vais te montrer d'où elle sort... Suis-moi.
— Ttt... Compte pas sur moi pour me taper les sept étages à pied...
— Si. Je compte sur toi justement. Suis-moi. Depuis qu'ils se connaissaient, c'était la première fois que Philibert lui demandait quelque chose. Il maugréa tant qu'il put et le suivit dans l'escalier de service.
— Putain, mais qu'est-ce qu'y caille là-dedans !
— Ce n'est rien... Attends d'être sous les toits...
Philibert défit le cadenas et poussa la porte. Franck resta silencieux quelques secondes.
— C'est là qu'elle crèche ?
— Oui.
— T'en es sûr ?
— Viens, je vais te montrer autre chose...
Il le mena au fond du couloir, donna un coup de pied dans une autre porte déglinguée et ajouta :
— Sa salle de bains... En bas, les W-C et au-dessus, la douche... Avoue que c'est ingénieux...
Ils descendirent les escaliers en silence.
Franck ne recouvra la parole qu'après son troisième café :
— Bon, juste une chose alors... Tu lui expliqueras bien pour moi, comment c'est important que je dorme l'après-midi et tout ça...
— Oui, je lui dirai. On lui dira tous les deux. Mais à mon avis, cela ne devrait pas poser de problème parce qu'elle dormira aussi...
— Pourquoi ?
— Elle travaille la nuit.
— Qu'est-ce qu'elle fait ?
— Des ménages.
— Pardon ?
— Elle est femme de ménage...
— T'es sûr ?
— Pourquoi me mentirait-elle ?
— J'sais pas, moi... Ça se trouve, elle est call-girl...
— Elle aurait plus de... De rondeurs, non ?
— Ouais, t'as raison... Hé, t'es pas con, toi ! ajouta-t-il en lui donnant une grande claque dans le dos.
— A... attention, tu... tu m'as fait lâcher mon croissant, i... idiot... Regarde, on dirait une vieille mé... méduse maintenant...
Franck s'en fichait, il lisait les titres du Parisien posé sur le comptoir.
Ils s'ébrouèrent ensemble.
— Dis-moi ?
— Quoi ?
— Elle a pas de famille, cette nana ?
— Tu vois, ça, répondit Philibert en nouant son écharpe, c'est une question que je me suis toujours refusé à te poser...
L'autre leva les yeux pour lui sourire.
En arrivant devant ses fourneaux, il demanda à son commis de lui mettre du bouillon de côté.
— Hé?
— Quoi ?
— Du bon, hein ?
2
Camille avait décidé de ne plus prendre le demi-comprimé de Lexpmil que le médecin lui avait prescrit chaque soir. D'une part, elle ne supportait plus cette espèce d'état semi-comateux dans lequel elle vasouillait, d'autre part, elle ne voulait pas prendre le risque de la moindre accoutumance. Pendant toute son enfance, elle avait vu sa mère hystérique à l'idée de dormir sans ses cachets et ces crises l'avaient durablement traumatisée.
Elle venait de sortir d'une énième sieste, n'avait pas la moindre idée de l'heure qu'il était mais décida de se lever, de se secouer, de s'habiller enfin pour monter chez elle et voir si elle était prête à reprendre le cours de sa petite vie dans l'état où elle l'avait laissée en partant.
En traversant la cuisine pour rejoindre l'escalier des bonnes, elle vit un mot glissé sous une bouteille remplie d'un liquide jaunâtre.
A réchauffé dans une casserole, surtout ne le faites pas bouillir. Ajouté les pâtes quand ça frémi et laissé cuire 4 minutes en remuant doucement.
Ce n'était pas l'écriture de Philibert...
Son cadenas avait été arraché et le peu qu'elle possédait sur cette terre, ses dernières attaches, son minuscule royaume, tout avait été dévasté.
D'instinct elle se précipita vers la petite valise rouge éventrée sur le sol. Non, c'était bon, ils n'avaient rien pris et ses cartons à dessin étaient toujours là...
La bouche tordue et le cœur au bord des lèvres, elle entreprit de remettre un peu d'ordre pour voir ce qu'il manquait.
Il ne lui manquait rien et pour cause, elle ne possédait rien. Si, un radio-réveil... Voilà... Tout ce carnage pour une bricole qu'elle avait dû acheter cinquante balles chez un Chinois...
Elle récupéra ses vêtements, les entassa dans un carton, se baissa pour attraper sa valise et partit sans se retourner. Elle attendit d'être dans les escaliers pour lâcher un peu de lest.
Arrivée devant la porte de l'office, elle se moucha, posa tout son barda sur le palier et s'assit sur une marche pour se rouler une cigarette. La première depuis bien longtemps... La minuterie s'était éteinte, mais ce n'était pas grave, au contraire.
Au contraire, murmurait-elle, au contraire...